Le courage qu’il faut aux rivières

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Quelque part, dans un pays qu’on ne nomme pas, le jour se lève sur une journée qui pourrait ressembler à toutes les autres, hors du temps. Encore embrumée par les vapeurs de l’alcool d’une nuit passée à boire avec les autres hommes du village, Manushe se lève pour ouvrir la porte à laquelle on vient de frapper. Un inconnu s’y tient, et en quelques secondes toutes ses certitudes sont ébranlées. Manushe vit comme un homme au sein de ce village, mais a dû renoncer à tout: elle est une vierge jurée. Ayant abandonné toute sensualité, toute féminité, elle exécute quotidiennement  le dur labeur qui appartient aux hommes, affublée elle-même comme un homme. Elle a abandonné son identité de femme.

on admirait le sacrifice qu’elle avait fait. Surtout, son statut particulier condensait les peurs et les doutes de chacun dans sa relation au droit coutumier et à l’influence qu’il avait sur la vie quotidienne; tous lui étaient reconnaissants de porter ce poids à leur place

Face à elle, Adrian, celui par qui la forteresse vaillamment construite va s’effondrer. Accueilli au sein de la communauté avec l’assentiment du chef de village, Adrian, « vieil adolescent aux joues lisses et aux yeux marqués » va gagner la confiance de chacun et surtout réveiller la féminité de Manushe.

Ailleurs, dans ce même pays, Darina, jeune fille rebelle et en colère, se bat depuis sa prime enfance contre une indicible et inexplicable colère. Quel chemin devra-t-elle parcourir pour accéder à sa vérité?

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Vierge jurée (Albanie) – credit photo @Paola Favoino Burneshe

Il est difficile de parler de ce roman mystérieux sans trop en révéler. Car c’est bien évidemment tout le mystère qui l’entoure, dans une construction habile, qui lui confère toute la sensibilité qui s’en dégage. Le mystère entourant l’identité est le thème central de ce premier roman. Manushe, Adrian, Dariana, trois mystères en quête d’eux-mêmes et de leur chemin de vie. Tels les rivières qui empruntent des chemins difficiles pour parvenir à leur but.

Considérant le chemin qui l’avaient menée au bord de ce lac, elle repensait aux rivières qui pour former l’étendue continuaient de braver la roche, le gel et la sécheresse, et dont le courage lui ferait à jamais défaut

Je suis entrée dans ce roman, au titre d’une magnifique poésie, sans repère géographique ou spatiotemporel.

Je savais seulement qu’il y était question de « vierges jurées » quelque part dans les Balkans –  et que Juliette, qui m’a offert le livre, l’avait adoré.

Peu d’indices nous indiquent où et quand nous sommes, si ce n’est une vieille fourgonnette.

Avançant en terrain mystérieux, ma première impression fut d’entrer dans un récit dystopique. Il n’en est rien, puisque ces vierges jurées existent véritablement.

Très vite, le magnétisme de l’histoire accompagné d’une écriture du même acabit, relayés par la sensualité nous happent. Cette sensualité n’est pas uniquement charnelle, elle se fait végétale, minérale lorsque l’auteure transporte notre regard sur la nature sauvage au nord de ce pays qui n’a pas de nom, loin de la capitale:

un léger vent s’était levé qui faisait grincer les branches, et la forêt soupirait une brume gracile s’insinuant dans le cou, aux poignets et aux chevilles, provoquant des frissons qu’Adrian contrôlait à grand peine

Si le personnage de Dariana est plus en retrait dans l’histoire, Manushe et Adrian cristallisent l’émotion et la poésie de ce troublant récit. Mais tous les trois sont le réceptacle de la violence contenue dans ces vies décidées et tracées malgré eux, victimes des lois ancestrales, des lois du sang, des lois des hommes. J’aurais toutefois apprécié que l’histoire de Manushe soit davantage développée

Les prénoms des personnages m’ont interrogée: Manushe, étrange mélange de « man » et de « she », « homme » ou « elle »,  Dariana, quasi anagramme d’Adrian: sont-ce des petits cailloux semés par l’auteur?

« Le courage qu’il faut aux rivières » est un roman dont on ne ressort pas indemne, tant l’émotion affleure à chaque page, tant ses personnages nous bouleversent viscéralement – ils nous parlent de la condition de la femme, de la difficulté d’être une femme dans une société qui peut être âpre, inégale, injuste, sexiste et violente. Si l’écriture se fait parfois un peu laborieuse et exigeante, elle n’en est pas moins superbe. Emmanuelle Favier démontre un grand talent d’écrivain pour ce premier roman.

« Etre femme est une infirmité naturelle dont tout le monde s’accommode.

Etre homme est une illusion et une violence que tout justifie et privilégie.

Etre tout simplement est un défi »

Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable 

Titre: Le courage qu’il faut aux rivières

Auteur: Emmanuelle Favier

Editeur: Albin Michel

Parution: septembre 2017

14 réflexions sur “Le courage qu’il faut aux rivières

    1. Mais je peux comprendre. La lecture est toujours une histoire de moment – j’abandonne également rarement une lecture, mais j’hésite de moins en moins à le faire, cela ne sert à rien de perdre du temps quand on ne ressent rien ou qu’on s’ennuie. Il est vrai, vu ton commentaire, que j’avais peur que l’ennui me tombe dessus, mais non, j’ai vraiment beaucoup aimé.

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      1. Oui, c’est vrai que parfois, ça ne sert à rien de persister … des fois, on a toutefois des surprises quand même 🙂
        Super que ce livre t’ait plue. C’est vrai que le thème est sympa et la couverture sublime. Je le reprendrais peut être plus tard…

        Aimé par 1 personne

    1. J’ai eu quelques commentaires négatifs dessus la première fois que je l’ai posté, mais j’ai confiance en Juliette, qui m’avait dit que c’était un très beau roman. Elle avait raison. C’est comme avec toi, je sais que je peux y aller les yeux fermés 🙂

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