Le jour d’avant

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 Joseph, serré tout contre moi. Lui sur le porte-bagages, jambes écartées par les sacoches comme un cow-boy de rodéo. Moi penché sur le guidon, main droite agaçant la poignée d’accélération. Il était bras en l’air. Il chantait fort. Des chansons à lui, sans paroles ni musique, des mots de travers que la bière lui soufflait.

Les hurlements de notre moteur réveillaient la ville endormie.

Mon frère a crié.

–  C’est comme ça la vie!

Jamais je n’avais été aussi fier

En cette nuit du 26 décembre 1974, dans leur coron du Nord de la France Joseph et Michel se baladent à mobylette, heureux et complices, avant que Joseph, le grand frère, redescende à la mine au petit matin.

Le 27 mars 1974, un coup de grisou dans la fosse 3 de la mine fera 42 victimes. Michel perdra son frère Jojo, et ce sera le drame de sa vie. « Venge-nous de la mine » demandera son père à Michel au moment de sa mort. Alors, pendant 40 ans, Michel entretiendra le souvenir de son frère, ruminera sa vengeance – qu’il mettra à exécution à la mort de sa femme Cécile.

Consciencieusement, Michel aura consigné, pendant toutes ces années de deuil jamais terminé, les preuves désignant le coupable en même temps que les souvenirs qui lui évoquent la mine et son frère tant aimé. Et il repartira là-haut, dans le Nord qu’il avait quitté bien longtemps auparavant, pour venger son frère et tous ceux qui ont laissé leur vie dans la mine ce 27 décembre 1974.

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J’ai enfin lu mon premier Sorj Chalandon. Ce n’est pourtant pas faute d’en avoir entendu parler avant, mais la vie est souvent une question d’occasions, ou de cadeaux – et je ne remercierai jamais assez Juliette. Quelle lecture bouleversante, et à tous les niveaux!

Il faut dire que le roman s’inscrit dans un drame historique qui a marqué l’histoire de notre pays, l’histoire de notre industrie houillère, l’histoire de ces gueules noires qui pendant des générations ont creusé sous terre dans des conditions de travail épouvantables, au péril de leur vie. Qu’en reste-t-il aujourd’hui? Des corons morts, désertés, une région économiquement et socialement exsangue, des terrils conservés pour le souvenir, des musées?

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Forcément, on pense à Germinal, que Sorj Chalandon évoque d’ailleurs dans son roman. Tout comme les mineurs creusaient les galeries, on a envie de creuser dans l’histoire de ces hommes et de leur région. On a envie de prendre sa voiture, et de partir là-haut, voir le Nord de ses propres yeux, région et vies sacrifiées.

Malgré les déclarations et les promesses, le supplice de notre peuple s’est arrêté aux portes de l’Artois. Notre deuil n’a pas été national. A l’heure de dire au revoir à son charbon, la France a oublié de dire adieu à ses mineurs. Le monde qu’ils incarnaient n’existait déjà plus.

Sorj Salandon évoque avec une grandes sensibilité cette époque révolue, et nous fait pénétrer dans le quotidien des mineurs, à travers un récit extrêmement documenté: la salle des pendus avec ses crochets pour suspendre les vêtements, la taillette de lampe, le casque, le briquet dans la musette et le pain d’alouette qu’on remonte à son gosse, le charbon sous les ongles, sur la peau, le charbon dans les poumons jusqu’à la silicose, et bien sûr la fraternité entre tous.

J’ai raconté la beauté de mon frère. Son retour le midi après son poste. Le bruit de la gaillette, claquée sur la table de l’entrée. Le pain d’alouette. Ses ongles que je disputais fièrement au charbon. J’ai raconté ma volonté de le rejoindre au fond. L’armée des gens honnêtes qui passaient la porte de fer. Leur silence dans les épreuves. Le poison de la fosse 3 bis. Son air vicié, sa poussière en gorge, le grisou dans l’ombre qui guettait ses victimes. J’ai raconté la remonte vers le jour. La salle de bains. Les vêtements de travail hissés sur leur corde comme autant de pendus. J’ai raconté la fraternité, les hommes qui frottaient le dos des autres hommes. La solidarité des soldats du puits.

Mais tout cela ne suffirait pas s’il n’y avait pas une histoire, et des personnages à sa hauteur. Et tout y est. J’avoue qu’il m’a bien eue, Sorj Chalandon. Au moment où on est confortablement installé dans la linéarité du récit, clac, virage à 180 degrés. Et quel virage! Alors on reprend l’histoire sous un autre angle, on revient en arrière en se demandant ce que peut-être on a pu louper? Comment n’a-t-on rien vu venir?

Car si l’histoire prend un tour inattendu, son personnage principal n’en reste pas moins rempli d’une grande humanité – on éprouve avec lui toute l’injustice de sa vie. J’avoue que je me suis longtemps demandée, jusqu’à ce fameux virage, pourquoi Michel n’avait pas réussi à avancer et à se défaire du fardeau de Joseph. 40 ans! On peut faire son deuil en 40 ans, alors pourquoi?

Sorj Chalandon n’est pas seulement écrivain, il est également journaliste. Cette double casquette se ressent dans son écriture si fine, si sensible, si humaine, et dans la puissance analytique de son récit – et particulièrement dans le procès du protagoniste auquel on assiste avec les plaidoiries vibrantes des parties adverses. Comment le poids d’une vie pèse sur les épaules d’un homme? C’est exactement ce poids que Sorj Salandon nous fait ressentir émotionnellement.

Roman sur le déni et sur la spirale infernale du mensonge, Le jour d’avant interroge sur la façon dont on peut vivre avec le poids de la culpabilité. C’est un roman profondément humain et bouleversant, un immense coup de coeur.

Sorj Chalandon a écrit ce livre en hommage aux 42 mineurs disparus dans la catastrophe:

Alphonse Baran, Roger Bernard, Pierre Bertinchamps, Kléber Blanchart, Louis Brasseur, Jean Delplanque, Emile Delvaux, Jean-Michel Devaux, Raymond Dheilly, Edouard Dupuy, Gilbert Fasseau, Henri Fayeule, Pierre Godard, André Grandin, Raymond Guilbert, Jean-Marie Jolie, Edmond Kaczmarek, Julien Krzych, Jean Kubiak, François Lefrère, Jules Legrand, Roland Enfant, Emilien Lhermitte, Jean Lorensen, Roger Martiny, Victor Matuszewski, Georges Michel, Joseph Nagy, Henri Obert, Ahmed Ouchlih, Paul Pitch, André Piton, Adrien Pruvost, Daniel Ramez, Alfred Sereuse, Czeslaw Szymanski, Jacques Thery, Paul Vandenabeele, Edouard Walawender, Georges Warin, Joseph Zavodski, Joseph Zielewsky

 

Titre: Le jour d’avant

Auteur: Sorj Chalandon

Editeur: Grasset

Parution: Septembre 2017

16 réflexions sur “Le jour d’avant

    1. C’est effectivement obligatoire et tu penseras effectivement beaucoup à ton grand-père… j’ai lu que tous les romans de Chalandon, mis à part ce dernier, étaient inspirés par son père et son histoire familiale marquée. Il y avait un excellent article dans Les Échos à ce sujet, je te le recommande

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  1. Maintenant, tu te doutes bien que j’ai très envie de le lire, celui-là. Après mon abandon du « Quatrième mur », je vais retenter ma chance avec Sorj. Mais, pàl gargantuesque oblige, je vais attendre sa parution en poche.
    Noté et stabiloté!

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  2. Amusant de vous lire, car les avis sur ses livres sont toujours divisés (Marie-Claude a abandonné le Quatrième Mur) et Eva n’a pas eu le coup de coeur pour ce dernier roman, elle qui adore Sorj (à un point…) – ravie de voir que tu as eu énormément de plaisir à le lire. Je passe mon chemin car le sujet ne m’attire pas (j’ai lu plusieurs romans du même genre…) mais ravie de voir que tu as adoré !

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