La petite fille sur la banquise

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C’est dans le cadre du Grand Prix de L’Héroïne 2018, où il est sélectionné dans la catégorie Roman Français, qu’il m’a été donné de lire La petite fille sur la banquise.

Un dimanche de mai, comme dans un conte, une petite fille de neuf ans, toute en candeur, joie et tâches de rousseur, a pour la première fois la permission de se rendre seule à l’école: elle a gagné à la kermesse, quelques heures plus tôt, un poisson rouge, et après maintes négociations familiales est autorisée à y retourner chercher de la nourriture pour son poisson. Sur le chemin du retour, la petite fille rencontre un homme, un homme qui, tel l’ogre du conte qui dévore les petites filles, va dévorer son innocence dans la cage d’escalier de son immeuble.

Pendant des années, sous la surface joyeuse qu’elle impose à son monde, les méduses invisibles s’immiscent, et piquent, sans prévenir. Ces méduses, elle saura un jour, longtemps après, les nommer: troubles psychotraumatiques. La petite fille a tout verrouillé, tout mis sous clé, oublié les mains de l’ogre, le sexe de l’ogre, oublié ce qu’au commissariat on a qualifié d’attouchements sexuels. En attendant, le travail de l’ogre continue son oeuvre et dévore Adélaïde, qui elle aussi dévore, de façon compulsive, sans que personne ne comprenne le désespoir qu’il y a derrière.

Plus elle est sombre et désespérée au tréfonds d’elle-même, plus elle est radieuse au-dehors. Un feu follet

Adélaïde veut devenir comédienne et intègre l’ESAD, où elle va prendre peu à peu conscience des blocages de son corps, de sa sexualité, et entamer des psychothérapies, un laborieux mais riche chemin. C’est en rejoignant une compagnie féministe qu’elle comprendra l’origine réelle de son traumatisme:

Ce qu’elle appelle depuis plus de vingt ans attouchement sexuel, ses doigts à lui en elle, ses doigts à lui retrouvés en elle quatre ans auparavant et chaque jour depuis, c’est un VIOL. Peut-être après tout n’est-elle pas si folle, peut-être y a-t-il une raison à sa souffrance? Quelqu’un lui a fait du mal, quelqu’un lui a fait ce mot-là. Et si la clé qu’elle cherche en vain depuis toutes ces années, toutes ces années à fouiller en vain, si la clé, c’était ce mot

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Pour autant, éradiquer les méduses demandera encore du temps, des souffrances, de l’accompagnement. Et aussi l’arrestation providentielle du violeur pédocriminel, dont le procès permettra enfin à Adélaïde d’exprimer sa souffrance et se sentir comprise de sa famille, et apaisée.

Toutes ces années régies par la honte, par l’évitement, par la défiance, j’ai manqué tant d’occasions, j’ai avorté tant de rencontres et censuré tant de désirs que si j’y mettais chaque fois des petites croix blanches, ma vie serait semblable à un grand cimetière militaire

Quel sujet difficile… Voici encore un livre que je n’aurais pas fait le choix de lire à titre personnel.

Malgré les critiques élogieuses, malgré l’émotion surgie de mon écran de télévision en écoutant Adélaïde Bon lors de son passage à la Grande Librairie. Trop difficile, toujours, de lire la souffrance d’un enfant. De lire l’innommable – parce que, comme le souligne si judicieusement AdélaÏde Bon, il n’y a pas de mot juste, de mot à part entière pour nommer ces violences sexuelles qu’on inflige à un enfant. Pédophilie? Bien sûr que non, le mot utilisé à tort a fait son temps. Pédocriminalité? Non, décidément, peut-on trouver un mot qui ne soit pas une périphrase, comme le demandait Adélaïde Bon à l’académicien Dany Lafferière?

Les mots justes, Adélaïde Bon les trouve pour tout le reste. Son récit, fruit d’un travail où chaque mot a été pesé, est d’une grande qualité littéraire. Quelle écriture riche, précise, imaginative:

Parfois, à peine a-t-elle commencé une scène qu’elle trébuche sur un mot. Elle le ramasse, elle en examine méticuleusement chaque facette, elle froisse et défroisse tournures et agencements, mais les mots ont toujours un sens d’avance sur elle, il y en a toujours un qu’elle n’avait pas ouvert et dont le contenu la bouleverse et l’emporte ailleurs, une voyelle qui sonne un peu trop clair, des rimes non consentantes, des politesses fortuites; elle se perd en quelques phrases

Subtilement, elle raconte son récit à la troisième personne du singulier, que le « tu » met à distance en s’invitant parfois, pour mieux être abandonné par le « je » lorsqu’Adélaïde se sera retrouvée.

C’est un récit cathartique d’une force inouïe, où l’auteure ne passe rien sous silence, où le tabou de l’intime brisé n’en est plus un, où la sexualité est exprimée dans ce qu’elle a de plus dérangeant, quitte à susciter parfois un sentiment de malaise à la lecture de certaines lignes.

Un livre nécessaire, tant pour le parcours personnel de l’auteure, que pour la littérature française, qui doit sans honte affronter tous les tabous.

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Titre: La petite fille sur la banquise

Auteur: Adélaïde Bon

Editeur: Grasset

Parution: 2018

2 réflexions sur “La petite fille sur la banquise

  1. ça doit être très fort en effet… ça me fait penser à « Nos corps inutiles » de Delphine Bertholon, mais il n’y pas cette dimension autobiographique qui doit apporter encore plus de puissance et de frisson à ce texte.

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