Dans les angles morts

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Ne cherchez plus, si vous vouliez trouver le roman idéal pour partir en vacances cet été, le voici! Puissant, brillant, haletant, vertigineux.

Nous sommes à la fin des années 70, dans une petite ville de l’état de New York. Sur une route de campagne isolée, dans une vieille ferme bradée quelques mois plus tôt aux enchères, vivent les Clare avec leur petite fille Franny. Professeur d’histoire de l’art à l’université locale, George Clare rentre chez lui un soir de février et découvre sa femme Catherine assassinée, tandis que sa petite fille est restée seule dans sa chambre toute la journée. Que s’est-il passé dans cette maison qui porte déjà dans ses entrailles un autre drame, celui de la mort des Hale, ses anciens propriétaires? Travis Lawton, le shérif, en vient très vite à soupçonner le mari, parti se réfugier chez ses parents dans le Connecticut.

L’histoire reprend un an plus tôt, en 1978 alors que les Hale habitent encore la maison. La famille Hale a tout perdu, l’activité laitière de la ferme n’est plus rentable. Bientôt, leur maison leur sera prise. Dans un acte de désespoir, ou d’égoïsme profond, Cal Hale, homme taciturne, violent, décide de mettre fin à ses jours et à ceux de sa femme Ella. Ils laissent orphelins leurs trois garçons, Eddy, Wade et Cole, incapables de comprendre le geste de leurs parents et profondément meurtris d’avoir été abandonnés par leur mère si aimante – et également si malheureuse. La maison saisie, ils quittent leur foyer – mais à travers les murs de la vieille bâtisse, une douleur continue de vibrer. Une errance, un souffle, un esprit, que Catherine Clare, mal à l’aise dans sa nouvelle maison, a très vite senti, sans pour autant connaître le drame qui s’y est déroulé quelques temps plus tôt. Isolée avec sa fille, délaissée par un mari accaparé par son travail et son caractère volage, la tristesse de Catherine fait écho à celle d’Ella qui hante son ancien foyer.

La maison avait quelque chose d’étrange. Une sensation de froid se dégageait de certaines pièces et une odeur montait de la cave, celle de carcasses pourrissantes de souris prises au piège. Même dans la douceur de l’été, quand le monde extérieur chantait son éclatante chanson, il régnait une obscurité oppressante; on aurait dit que la maison entière, telle une cage à oiseaux, avait été recouverte d’un tissu de velours.

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Petit à petit, l’image idyllique du couple de new-yorkais beaux, jeunes, intellectuels et artistes se fissure, laissant place à un malaise grandissant. Qui est réellement George, grand manipulateur, dont la perversité devient plus grande au fur et à mesure qu’on tourne les pages?

Autour d’eux, les locaux et l’intelligentsia  universitaire gravitent, dans un subtil jeu de passages et de relais, racontant l’histoire à travers le regard des différents protagonistes qui se laissent successivement la place: les trois fils Hale aux magnifiques yeux bleus, que Catherine a pris sous son aile, le shérif Travis Lawton et sa femme Mary amie d’Ella, Willis une jeune new-yorkaise troublante qui a fui sa famille fortunée et dysfonctionnelle, Bram et Justine Sokolov le couple de fermiers hippie intellos, De Beers le directeur du département d’art à l’université – on passe adroitement de la vision macro à la vision micro pour mieux entrer au coeur de tous ces personnages et comprendre au plus près, au plus juste, ce qui les anime.

A la fois roman noir, roman d’apprentissage, roman social, Dans les angles morts est un livre d’une richesse inouïe, d’une très grande justesse, qui brille par la finesse de ses analyses psychologiques. Il décortique de façon déconcertante les rouages du mensonge, faisant du lecteur le témoin impuissant de l’escalade de l’imposture glaçante et dévastatrice.

Roman de contrastes, il réunit les meilleurs ingrédients de la littérature américaine, avec d’un côté une certaine Amérique WASP, et de l’autre, une Amérique rurale défavorisée – New York n’est qu’à quelques heures de route, mais c’est un autre monde.

Le roman ne met pas seulement en abîme deux mondes opposés qui cohabitent par la force des choses, il braque également son projecteur sur des contrastes marqués entre les personnages, à l’exemple de la prude, sage, blonde et mince Catherine que tout oppose à l’impétueuse brune, charnelle, libérée Justine. Ou au contraire, il crée des parallèles subtils (l’histoire d’Ella qui se répète à travers Catherine) voire surprenants (Franny, dont le comportement une fois adulte n’est pas sans évoquer celui de Willis). Chaque personnage est si fouillé, si précisément décrit qu’il prend entièrement vie, à l’instar des frères Wade et Cole Hale, enfants brisés qu’on imagine surgis de photos de Walker Evans, tandis que leur aîné, Eddy, évoquerait avec sa trompette un Chet Baker dans la beauté puissante de sa jeunesse.

Je m’autorise également à le qualifier de roman « paysagiste », à sa manière d’offrir des descriptifs d’un grand réalisme, qui là aussi sont mis en parallèle, cette fois avec les paysages des peintres de l’école de l’Hudson, dont George, historien de l’art, est spécialiste. Et d’une manière plus globale, le roman exprime une belle intelligence artistique, invitant ici un tableau de Delacroix, là un tableau de Barnett Newman ou encore arrêtant le regard un instant devant un tableau de Rothko.

Le roman est servi par une belle écriture (on notera l’excellent travail de traduction de Cécile Arnaud), extrêmement plaisante à lire. L’absence de guillemets dans les dialogues, qui généralement peut déconcerter dans un roman, a ici tout son sens et contribue à la fluidité de son rythme. J’ai aimé la poésie particulière qui offre aux lignes un supplément d’âme : les yeux « couleur de boue » , « couleur de cloche », ou « la beauté indécise d’une fleur de bord de route » semés comme des petits cailloux tout au long du récit.

Dans les angles morts est un grand roman, un des meilleurs que j’ai lus cette année, et il va gagner sa place dans mes romans américains préférés – ceux dont je me réserve la relecture un jour.

Elizabeth Brundage a publié trois autres romans aux Etats-Unis, celui-ci est le premier publié en France. Merci aux éditions de la Table Ronde de m’avoir permis de le découvrir.

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Titre: Dans les angles morts (All things cease to appear)

Auteur: Elizabeth Brundage

Editeur: La Table Ronde / Quai Voltaire

Parution: 2018

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