J’ai rarement réfléchi à la possibilité matérielle, intellectuelle, économique et politique d’ouvrir un livre, de posséder un livre, et de le lire – sans entrave. Franchir la porte d’une librairie, d’une bibliothèque sont des actes anodins, sans conséquence, si ce n’est le plaisir d’en repartir avec un livre.
Et pourtant, à quelques milliers de kilomètres de chez nous, lire peut être un luxe, un affront, et même un acte de résistance.
La guerre est perverse, elle transforme les hommes, elle tue les émotions, les angoisses, les peurs. Quand on est en guerre, on voit le monde différemment. La lecture est divertissante, elle nous maintient en vie. Si nous lisons, c’est avant tout pour rester humain.
Dans ce documentaire bouleversant, la reporter Delphine Minoui nous raconte la bravoure de quelques hommes, qui ont défié le régime de Bachar al-Assad par la littérature.
C’est depuis Istanbul où elle vit que la grand reporter découvre sur internet la bibliothèque clandestine de Daraya, dans la banlieue de Damas, ville assiégée, pillée, détruite par les bombardements et les attaques chimiques, privée de toutes les ressources élémentaires à la survie depuis 2012.
Bachar al-Assad avait fait le pari de les enterrer tous vivants. D’ensevelir la ville, ses derniers habitants. Ses maisons. Ses arbres. Ses raisins. Ses livres.
Des ruines, il repousserait une forteresse de papier.
La bibliothèque secrète de Daraya.
Pendant plusieurs mois, Delphine Minoui, en contact via Skype, Whatsapp avec de jeunes activistes résistants, va retracer l’histoire de cette bibliothèque souterraine et s’attacher aux témoignages poignants de ces hommes engagés dans le sauvetage de la connaissance, de leur patrimoine, dans une quête effrénée de nourriture de l’esprit, alors qu’ils meurent littéralement de faim. Son but: écrire un livre sur cette bibliothèque, qui pourra, l’espère-t-elle, rejoindre un jour ses étagères.

Avec les témoignages de ces hommes, c’est une incursion au coeur de la guerre et de l’horreur quotidienne, auxquelles quelques milliers d’hommes et de femmes, qui n’ont pas quitté Daraya, survivent chaque jour. Comment, se demande-t-on, alors que quotidiennement ou presque, des barils d’explosifs largués par des hélicoptères frappent n’importe où, n’importe quand, n’importe qui? La guerre a brisé leur destin, ils ont dû renoncer au chemin de vie tracé: les études, les fiançailles, la famille. Leur résistance en bandoulière, ils se battent avec leurs maigres moyens: une caméra pour l’un, une arme pour l’autre (partagée toutefois avec deux autres soldats), des livres pour tous.
Dans les décombres, ils ont fouillé, et déterré des milliers d’ouvrages. Méthodiquement, ils ont noté le nom des propriétaires sur la première page, les ont répertoriés, rangés sur les étagères de cette bibliothèque clandestine, ont créé des règles d’emprunt pour les ouvrages et des consignes à respecter pour fréquenter la bibliothèque. Garder à tout prix de la normalité, de la discipline, du savoir-vivre ensemble, éviter l’anarchie qu’engendre la guerre. Ici, on organise des cours d’anglais, et même des conférences grâce à Skype!
La plupart des lecteurs sont comme moi, ils n’ont jamais aimé bouquiner avant la guerre. Aujourd’hui les jeunes de Daraya ont tout à apprendre. C’est comme si nous redémarrions à zéro. A la bibliothèque on me demande ainsi souvent des ouvrages sur la « démocratie »
Si ce témoignage fait de la lecture un magnifique message de survie, il est également révoltant, mais aussi culpabilisant.
Culpabilisant par rapport à notre impuissance totale, voire notre indifférence, vis à vis du sort des millions de Syriens qui subissent la folie d’al-Assad, mais aussi celle de Daech et d’Al-Nosra.
Et révoltant si l’on considère l’attitude des puissances internationales et des Nations Unies, incapables de sauver des populations qui n’ont plus rien.
Les passeurs de livres de Daraya est un livre nécessaire, un témoignage primordial, un récit remarquable. Un livre à transmettre, à faire vivre autour de soi, pour faire entendre la voix d’un peuple sacrifié à l’idéal politique d’un fou démoniaque.
Delphine Minoui est grand reporter au Figaro, spécialiste du Moyen-Orient. Prix Albert Londres 2006 pour ses reportages en Iran et en Irak, elle sillonne le monde arabo-musulman depuis vingt ans. Après Téhéran, Beyrouth et Le Caire, elle vit aujourd’hui à Istanbul, où elle continue de suivre de près l’actualité syrienne. Elle est également l’auteur des Pintades à Téhéran (Jacob-Duvernet), de Moi Nojoud, dix ans, divorcée (Michel Lafon), de Tripoliwood (Grasset) et de Je vous écris de Téhéran (Seuil)
Titre: Les passeurs de livres de Daraya
Auteur: Delphine Minoui
Editeur: Seuil
Parution: octobre 2017
Oh cette intro Soso…..! À l’image de ta chronique superbe !!
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Merci Agathe! c’est une lecture très forte…
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J’avais repéré ce livre sur les étagères de mon libraire préféré. Feuilleté, lu le temps de quelques lignes, je l’avais reposé, peur de m’embarquer dans une lecture trop dure. Mais ton billet m’a convaincu de reprendre le chemin de la librairie pour le mettre dans mon panier cette fois-ci. Un grand merci !
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Merci Gwenn! Tu fais bien! C’est une lecture qui peut faire peur, car la guerre en Syrie soulève de vrais questionnements souvent déconcertants. Mais elle apporte un véritable éclairage.
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Voilà une lecture qui semble plus que nécessaire… On ne réalise pas à sa pleine mesure la chance d’avoir autant de livres à notre portée!
Beau billet, une fois encore…
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superbe billet! il m’a beaucoup touchée également, un livre à faire circuler…
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je te remercie! je pense que comme toi, ce livre va me marquer
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Très beau billet ! et j’ai vu en fait un reportage (il y a quelques mois) sur cette bibliothèque clandestine – je sais que nous avons de la chance et je pense aussi à tous ces pays qui brûlent ou censurent des livres. Le dernier en date ? La Turquie ..qui a fait brûler et interdire des milliers de livres. Pour moi, c’est toujours un signe vers la perte d’une liberté fondamentale.
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c’est vrai. Et de tous temps on a brûlé les livres – ne serait-ce que dans le livre que j’ai lu précédemment, La nuit des béguines, il en déjà question. Mais c’était au Moyen-Age. Parfois on se dit que le monde n’a pas beaucoup évolué. Ou revient en arrière…
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Oui malheureusement ! En Chine les livres sont aussi censurés. Nos blogs le seraient 😊
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Nous sommes bien d’accord ! ❤
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Je viens de le lire, je l’ai avalé d’une traite… bouleversant. Et très accessible sur la forme, il faudrait le faire lire aux lycéen-es !
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