La vie antérieure

photo du livre "La vie antérieure' de Mirko Sabatino

Un matin d’avril 1977, Ettore Maggio vient au monde dans une petite ville des Pouilles. A ce moment, son père s’enfuit sans explication. 

Ettore, pourtant, grandit heureux et choyé auprès de sa mère et de ses tantes, dans l’appartement de ses grand-parents. Son grand-père Ottavio est un homme aimant, doux et fantaisiste, auprès de qui Ettore apprend à voir les choses autrement.

Alors que le petit garçon a six ans, deux évènements surviennent concomitamment: un drame, et la rencontre avec un garçon de son âge, Bruno. Ce drame va créer un lien étroit et magique entre les deux enfants, une amitié inexplicable au sein de laquelle ils vont accueillir Irene et ses incroyables yeux bleus. 

C’était la première fois qu’il la voyait de près et il découvrit qu’elle avait les yeux bleus. Il passa en revue tous les bleus qu’il connaissait: ce n’était pas le bleu du ciel, ni celui de la mer, ni celui de la blouse qu’elle portait et qu’ils portaient tous, ni le bleu de la voiture abandonnée au pied de son immeuble, ni le bleu du poisson qui nageait dans l’aquarium du magasin où tante Immacolata et tante Lucetta lui avaient acheté son poisson rouge, ni celui du manche du couteau avec lequel Ettore avait appris à couper sa viande et qui depuis était devenu son couteau, ni celui de la cravate de son grand-père Ottavio, qui un jour avait disparu du fauteuil et dont personne n’avait plus rien su.
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Je suis une île

photo du livre "Je suis une île"

En 2004, Tamsin Calidas et son mari quittent Londres pour s’installer au fin fond de l’Ecosse: traversant la mer des Hébrides, ils achètent une maisonnette sur une toute petite île, loin du monde. 

Sur ce « croft » ils vont remettre sur pied la maisonnette aux épais murs de pierre et faire revivre la ferme abandonnée. Les citadins se transforment en travailleurs besogneux, apprenant leur nouveau métier sur le tas. Pourtant, les promesses d’une vie meilleure se transforment en désillusion. Ils se heurtent rapidement à l’hostilité insulaire et à ses moeurs féodales: bien qu’ils soient propriétaires de leur croft, personne ne veut reconnaître leur légitimité. Sans soutien des autres fermiers, sans amis auprès de qui ancrer cette nouvelle vie, sans famille à proximité, ils sont isolés de la communauté. Tamsin peine à devenir mère, et son couple se délite. Alors, pour apaiser ses souffrances, autant physiques que morales, la narratrice se ressource auprès de ses animaux et de la nature, qu’elle apprivoise. Bientôt, seule, sans argent, plus rejetée que jamais par les habitants de l’île, elle fait le choix de rester, et de se battre, tenant la ferme à bout de bras, continuant d’élever ses moutons, découvrant les vertus des plantes et des arbres, trouvant la plus forte des amitiés auprès de Cristall, une îlienne qui, comme elle, sait écouter la nature. Mais les épreuves que lui inflige cette société patriarcale et violente ne cessent jamais.

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Le chant du genévrier

photo du livre "Le chant du genévrier" de Regina Scheer

« Wahnsinn! » (Folie!) s’écrient collectivement les Allemands le 9 novembre 1989, lorsque l’Allemagne de l’Est décide d’ouvrir ses frontières. 

Wahnsinn, aussi, cette histoire de l’Allemagne de l’Est, une quarantaine d’années de folie idéologique et politique, de persécutions, d’annihilation humaine, qui se terminent en pétard mouillé.

« Le Chant du genévrier » saisit toute cette histoire dans son ampleur, depuis un petite village de Poméranie occidentale, au nord de Berlin. Machandel. Le genévrier.

Clara découvre Machandel en 1985, alors que son frère Jan s’apprête à quitter officiellement la RDA. C’est ici que leurs parents Hans et Johanna se sont rencontrés, c’est ici que Jan a grandi, élevé par sa grand-mère, avant de rejoindre une école militaire d’élite. Clara, née en 1960, quatorze ans après son frère, a grandi à Berlin-Est. Mais à Machandel, elle se sent chez elle, et décide avec son mari de rénover une chaumière à l’abandon. Ici, ils passeront leurs week-ends, leurs vacances, et Clara y écrira sa thèse sur un conte autour… du genévrier.  Dans les silences des habitants de Machandel se terrent les secrets du village pendant la guerre. Et c’est dans la polyphonie du récit que peu à peu, entrelacée avec l’histoire de la construction du pays, se révèlent l’histoire de la famille de Clara et ses liens avec Machandel.

Autour de cette famille privilégiée de fonctionnaires, Regina Scheer offre une vue intéressante depuis le coeur de l’appareil politique de la RDA – le père, Hans, communiste interné au camp de concentration de Sachsenhausen en 1943 qui survivra à « la marche de la mort » en 1945 en se réfugiant à Machandel, deviendra ministre du régime est-allemand avant de poursuivre sa carrière dans les arcanes du pouvoir.

Chaque personnage, à travers son histoire personnelle, apporte sa pierre à la petite et la grande histoire: Natalia, une réfugiée russe qui restera à Machandel après la guerre, Emma Peters, une veuve arrivée de Hambourg en 1943, Herbert, ami de Jan et Clara en opposition avec le régime de la RDA,…

C’est une mosaïque au dessin complexe, qui se compose lentement des récits de chacun. Complexe de par l’histoire politique racontée et de par l’étude philologique et mythologique du conte étudié par Clara; lentement, car les histoires se déploient au long cours, ne donnant des clés de compréhension que bien plus tard dans le récit. 

A la fin du roman – page 387, une liste des différents protagonistes résume leur histoire, permettant de mieux saisir les interactions romanesques. Personnellement, j’aurais apprécié avoir eu ces résumés à portée de main au cours de ma lecture: il eût été bienvenu que l’éditeur précise son existence en début d’ouvrage…

Si le roman offre une perspective dense et enrichissante sur l’histoire de la construction et de la déconstruction de l’Allemagne de l’Est, j’ai été gênée par la lenteur du récit. « Le chant du genévrier » n’est pas un roman pour les impatients.

Au contraire, si vous avez aimé ou pensez aimer ce roman, je vous conseille de lire « Stern 111 » de Lutz Seiler pour compléter ce point de vue.

Je laisse le mot de la fin à la fille de Clara, au soir de l’entrée dans l’an 2000 :

Vous êtes un pur produit de l’Est. Il faut toujours que vous discutiez d’une chose ou d’une autre. Vous passez des heures à parler de trucs qui ne sont pas intéressants pour les autres. Faites la fête, dansez! Et dans un an, vous n’aurez qu’à fêter de nouveau le millénaire! 

Traduction: Juliette Auber-Affholder

Titre: Le chant du genévrier

Auteur: Regina Scheer

Editeur: Actes Sud

Parution: janvier 2024

Tremble la nuit

photo du livre "Tremble la nuit" de Nadia Terranova

Au sud de l’Italie, le détroit de Messine sépare la Calabre de la Sicile. 

Quelques kilomètres à peine, en bateau, distancient les deux villes Reggio de Calabre et Messine la sicilienne, au-dessous desquelles se rencontrent les plaques tectoniques africaine et eurasienne…

En cette fin d’année 1908, ils ne le savent pas encore, mais les vies d’un petit garçon et d’une jeune fille vont éclater en mille morceaux. 

Côté italien, Nicola Fera, fils d’une famille respectable de Reggio de Calabre, se couche comme chaque soir dans la cave où sa mère, une femme aux prises avec la folie, l’attache dans son lit avec des cordes, de peur que le diable ne vienne voler son fils.

Côté sicilien, à Messine, Barbara vient d’assister à une représentation d’Aïda, le coeur gonflé d’espoir et des promesses d’une nouvelle vie. Elle est venue se réfugier chez sa grand-mère après avoir fui la petite ville de Scaletta Zanclea pour échapper au mariage arrangé par son père. Barbara veut lire, étudier, écrire comme son modèle Letteria Montoro.

Dans la nuit de ce 28 décembre, un séisme va détruire Reggio de Calabre, Messine, et leurs environs, faisant des dizaines de milliers de victimes – les survivants, miraculés, vont se retrouver à errer dans les décombres, torturés par la faim, meurtris par la soif, ils ont tout perdu.

Ainsi en va-t-il de Nicola, soudain délivré de l’emprise de ses parents enterrés sous les décombres, et de Barbara, qui a perdu sa grand-mère et renonce à tenter de retrouver son père. 

Ce tremblement de terre est pour chacun d’eux une libération.

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Le chemin de sel

photo du livre Le chemin de sel de Raynor Winn

Ceci est un récit qui redonnera espoir à ceux qui touchent le fond, une histoire de dépassement de soi qui aidera ceux qui pensent ne pas avoir l’énergie d’avancer, une confirmation qu’une force supérieure nous protège, même dans les pires moments.

Raynor et Moth Winn ont cinquante ans, et ils viennent de tout perdre. 

Du jour au lendemain, la belle ferme qu’ils avaient construite pierre par pierre est saisie par les huissiers, et un malheur n’arrivant jamais seul, ils apprennent que Moth, qui souffre depuis des années de terribles douleurs à l’épaule, est atteint d’une maladie dégénérative incurable. Sans toit, sans argent, et sans beaucoup d’espoir que les choses s’arrangent, Raynor entrevoit une seule solution pour eux: marcher. Ils vont entreprendre un périple de plus de mille kilomètres en parcourant la côte du Sud-Ouest de l’Angleterre: Somerset, Devon nord, Cornouailles, Devon sud…

Munis du guide de marche du célèbre Paddy Dillon, surhomme de la randonnée, ils partent arpenter le Salt Path, munis chacun d’un sac à dos qui regroupe leurs maigres biens, d’une tente, et d’un petit pécule de 115£.

Ray et Moth sont devenus des sans-abris, des nomades randonneurs, dans un pays particulièrement sévère à l’encontre de tout comportement lié à l’absence de domicile fixe. Soudain déchus socialement, ils vont devoir affronter régulièrement la condescendance et le mépris lorsqu’ils osent raconter leur histoire.

Je pense que maintenant je comprends ce que ça veut dire d’être sans abri, comme un ballon dont on a coupé le fil et qui vole au vent.

Leur manque de préparation, tant physique que matériel, est déconcertant. 

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L’affaire Rachel

couverture du livre "L'affaire Rachel"

Quelque part sur mon feed Instagram, je suis tombée sur une interview de Cillian Murphy disant à propos de ses concitoyens : « Les Irlandais racontent très bien les histoires.(…) Nous sommes à l’aise avec les histoires, les chansons, la poésie. Ces choses sont en quelque sorte une seconde nature pour nous. »

Je venais de refermer le roman de Caroline O’Donoghue, irlandaise elle aussi, et j’ai pensé «voilà, c’est exactement ÇA. Cillian. A. Raison». Caroline O’Donoghue « SAIT », tout simplement raconter les histoires, comme si c’était une seconde nature : un jour elle a retrouvé quelques notes écrites dans son téléphone, à peine quelques lignes sur une histoire qui parlerait d’une fille et de son copain gay, et trois mois plus tard, elle avait bouclé son roman. Aussi simple.

Cette histoire, c’est donc celle de deux vingtenaires qui habitent Cork. Rachel travaille dans une librairie depuis plusieurs années, et elle y rencontre James, venu rejoindre l’équipe. Après une sorte de coup de foudre amical, ils emménagent rapidement ensemble dans une maison insalubre – nous sommes en 2010, c’est la crise économique, James et Rachel sont fauchés. Lui ne fait pas d’études, elle finit sa licence d’anglais, sans savoir ce qu’elle fera avec ce diplôme. Elle caresse le projet de travailler dans l’édition, encore faut-il avoir des contacts, puisqu’en Irlande, plus que partout ailleurs, tout est une affaire de contacts.

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L’inconnue au portrait

livre "L'inconnue au portrait" de Camille de Peretti

Certaines oeuvres d’art resteront mystérieuses à jamais- leurs créateurs, disparus, ont emporté leurs secrets avec eux, biens scellés au fond de leur tombeau. 

Prenez par exemple « Les époux Arnolfini », de Van Eyck. Ou « La jeune fille à la perle », de Vermeer. Depuis des siècles, les spéculations des uns et des autres n’ont pas permis de dévoiler l’identité des modèles – mais elles auront donné lieu à des livres formidables*!

Car là où il y a du mystère, il y a une infinité d’histoires à inventer !

Rendons donc grâce à Camille de Peretti, qui a jeté son dévolu sur un tableau du maître de la Sécession viennoise, Gustav Klimt: « Portrait d’une dame ». Portrait doublement mystérieux, car non seulement son jeune modèle est resté inconnu, mais il s’agit également d’un repeint: un an après avoir été achetée par un inconnu, l’œuvre originale a été remaniée par Klimt, de façon totalement inexpliquée. Et pour finir, le tableau volé dans un musée italien en 1997 y est mystérieusement réapparu en 2019.

Dans une histoire remarquablement ficelée, à travers la destinée des descendants de Martha, le modèle du tableau, Camille de Peretti va nous raconter l’histoire de cette « Inconnue du portrait » – une grande fresque historique qui va couvrir plus d’un siècle, nous emmener de Vienne à l’Italie en passant par New York et le Texas. 

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La Longue-vue

couverture du livre La Longue-vue

Dans sa demeure londonienne de Camden Hill Square, Mrs Fleming s’apprête à donner un dîner en l’honneur des fiançailles de son fils – point de joie ni de réjouissance dans la formalité de ce dîner, ou dans les fiançailles de Julian avec June, une jeune fille fébrile, innocente et insipide. Mr Fleming se prépare ailleurs, dans une chambre avec une autre femme – il ne cache pas son désintérêt. On le comprend vite, le couple des Flemming n’en est plus un. Mrs Fleming a 43 ans, et a mis-parcours de ce siècle, elle mesure avec amertume l’échec de son mariage.

A rebours, ajustant la focale de son récit telle une longue vue qui observe toujours plus loin, Mrs Fleming va nous ouvrir le regard sur l’histoire de son couple – ou la chronique d’une désillusion amère. 

Elizabeth Jane Howard raconte l’échec programmé d’un mariage, et va remonter le temps au gré des blessures, des silences, des adultères, des faux-semblants. 

« J’ai été extraordinairement amoureux de toi, autrefois », lui dit-il en 1942 au retour d’une permission. Alors qu’au milieu de la guerre, leur couple devrait éprouver de la joie à se retrouver, les Fleming sont presque devenus des étrangers l’un pour l’autre. 

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La Louisiane

couverture du livre La Louisiane de Julia Malye

Décidément, il s’en est passé des choses, à la Salpêtrière! 

Avec Victoria Mas, on découvrait il y a quelques années l’existence de ce « bal des folles », où des « résidentes » du célèbre hôpital étaient exhibées et moquées devant le Tout-Paris au XIXe siècle.

Julia Malye, elle, nous fait découvrir tout un pan d’histoire non moins reluisante: la déportation de femmes vers la Louisiane, au XVIIIe siècle, où elles épouseront des colons français.

Elles sont déjà nombreuses à avoir été choisies par la Supérieure, pour un premier voyage l’année précédente à bord de La Mutine. 

Pour ce voyage de 1720 à bord de La Baleine, Marguerite Pancatelin a fait son choix parmi les pensionnaires de l’orphelinat, de la Maison de Correction, ou de la prison de la Grande Force: quatre-vingt dix femmes, des futures mères, souvent très jeunes, embarqueront à Lorient pour rejoindre cette terre de l’autre côté de l’Atlantique. Quel destin les y attend?

Parmi elle, trois jeunes filles: Charlotte l’orpheline recueillie bébé et qui n’a connu que l’enceinte de la Pitié-Salpêtrière, Geneviève qui a été incarcérée pour avoir aidé des femmes à avorter, et Pétronille, une jeune noble enfermée par sa famille. 

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Du même sang

couverture du livre "Du même sang" de Denene Miller

Du sud ségrégationniste des années 1960 au New-York des années 2000, Denene Millner nous transporte dans une saga féminine puissante sur les liens du cœur et du sang, inspirée de sa propre histoire.

Au commencement, il y a Grace, élevée par sa grand-mère en Virginie. Une grand-mère qui a un double don, celui d’accoucher les femmes, et celui de « voir ». Mais sur ces terres dominées par les Blancs, le moindre reproche fait à un Noir est une condamnation à mort. Lorsque sa grand-mère est arrêtée, Grace doit fuir pour échapper au lynchage. Elle est accueillie par sa grand-tante à Brooklyn, à qui elle sert de bonne à tout faire et de souffre-douleur. Le jour où Grace s’éprend de Dale, un jeune homme noir promis à de brillantes études, elle signe sa propre condamnation: le bébé qu’ils vont concevoir lui est arraché, et abandonné sur les marches d’un orphelinat.

L’histoire s’ouvre alors à Long Island sur Doleres, une autre femme noire qui a surmonté une enfance et une adolescence traumatique. Parce qu’elle et son mari ne peuvent avoir d’enfants, ils vont adopter la petite fille mise au monde par Grace. 

Comment Rae, cette petite fille, fera-t-elle face à la maternité le jour où à son tour elle deviendra mère?

Ici ne sont esquissées que les grandes lignes de ce foisonnant roman, qui raconte avec une extraordinaire richesse les destins de ces trois femmes. « Du même sang » explore les généalogies, déploie les vies de celles qui se débattent non seulement avec leur condition de femme, mais leur condition de fille, de femme, de mère noire. Denene Millner émaille son récit de réflexions profondes et bouleversantes sur les origines, le mariage, la maternité, la transmission. L’écriture est à l’image du propos, sanguine, mais aussi précise, percutante, sensuelle, poétique, imbibée d’un bouillon métaphorique au goût de racines du Sud et d ’Afrique.

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Les amants du Lutetia

photo du livre Les amants du Lutetia d'Emilie Frèche

Pour nous, l’histoire était terminée.
Mais ne soyez pas tristes. 
Nous avons eu une vie magnifique

Le 1er septembre 2018, Eléonore Kerr reçoit un appel de la police: les corps sans vie de ses parents ont été retrouvés dans une chambre du Lutetia. Apprêtés comme pour une des nombreuses soirées qu’ils ont organisées, endormis sur le lit pour l’éternité, ils ont orchestré leur suicide. 

Sidérée, Eléonore découvre qu’ils ont préparé leur disparition comme un projet, mieux, comme une de ces campagnes publicitaires dont ils avaient le secret. Ils ont mis en scène leur mort et leurs funérailles, faisant place nette, effaçant toute trace de leur passage, rendant le deuil de leur fille impossible. 

Ezra et Maud, duo inséparable, fusionnel, partis de rien, avaient monté leur agence de publicité dans les années 1970 et s’étaient enrichis en montant les plus brillantes campagnes. La jetset se retrouvait l’été dans leur maison de Ramatuelle, les Bulles. Plus qu’un incroyable projet architectural, les Bulles étaient leur projet de vie commune, qui reléguait Eléonore au rang d’enfant non désirée. 

A travers cette maison, c’est l’impossibilité du deuil qui se cristallise. C’est aux Bulles qu’ont eu lieu les plus forts moments de vie et de souffrance, et c’est à travers elle, encore et toujours, qu’Ezra et Maud catalysent le ressentiment d’Eléonore.

Quel que soit le lieu où j’avais vécu, je n’avais pas réussi à prendre racine. Mes parents, eux, avaient été arrachés aux leurs, et ils avaient réussi cet exploit, ils s’étaient rempotés aux Bulles. Mais ce qu’on réussit pour soi, comment le transmettre à ses enfants?
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Sauvage

photo du livre Sauvage de Julia Kerninon

Tu penses que l’amour est ton sujet, mais tu n’es pas spécialement douée pour ça. La vérité, c’est que tu ne t’intéresses qu’à la cuisine. Bensch et moi, on le sait, on l’a appris dans la douleur, tous les deux, je crois

Tous les matins, elle se lève, enfile sa petite robe noire et ses bijoux comme une panoplie, vole un baiser à ses enfants et son mari qu’elle abandonne à leur vie domestique – elle se précipite là où sa vie a pris toute la place, vers son restaurant de l’Esquilino. Les cloches des églises sonnent, le coeur de Rome bat au même rythme que le sien, tandis qu’elle enfile un tablier et s’affaire à ses tâches avec ardeur.

Je suis exactement la fille que je rêvais d’être, je me tiens exactement là où je rêvais de pouvoir me tenir un jour. C’est tout ce que je voulais. L’amour, c’est du travail. Le travail, c’est de l’amour.

Comme son père, comme tous les hommes de sa famille, Ottavia a la cuisine dans le sang. A quinze ans révolus, elle a quitté le lycée pour vivre sa passion à la trattoria Selvaggio, aux côtés de son père. Mais c’est surtout de son second, Cassio Cesare, qu’elle va apprendre. Dans ce jeune homme tenace, elle va puiser l’énergie, l’émulation, le goût du labeur pour créer sa propre cuisine, épicée de la passion qui va les unir et de la colère qui va les séparer.

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L’arche dans la tempête

photo du livre L'arche dans la tempête d'Elisabeth Goudge

« Island Magic » est le titre original de ce roman publié en 1934 écrit alors par une toute jeune Elizabeth Goudge.

Cette île magique, c’est Guernesey, solide rocher pris dans les brisants des îles anglo-normandes, l’endroit-même où Victor Hugo, écrivain exilé, vécut pendant quinze ans. 

C’est à peu près à cette époque que l’histoire se passe, en 1888.

L’arche dans la tempête, c’est Bon Repos, la ferme des du Frocq, située nez au vent sur la falaise, dans un paysage spectaculaire et sauvage sculpté par les déferlantes de la Manche.

André du Frocq, jeune homme idéaliste, amoureux de la terre, a contrarié les desseins de son médecin de père, en venant s’y installer avec sa femme Rachel.

Bon Repos lui faisait l’effet d’une arche perdue sur l’immensité des flots, entourée, dans les ténèbres, de dangers inconnus, harcelée par d’horribles vagues, enfouie sous le brouillard 

Mais André n’est pas fait pour cultiver la terre, c’est seulement l’idée de vivre au contact de la terre qui lui plaisait. Il l’a compris trop tard, et il va devoir se résoudre à quitter la ferme, retourner vivre en ville avec sa femme et leur cinq enfants.

Rachel, jeune fille sauvage et indisciplinée devenue « cette femme pleine de grâce et de courage », main de fer dans un gant de velours, est la véritable maîtresse de Bon Repos, et elle ne peut se résigner à devoir quitter le domaine qu’elle aime tant.

Un jour de naufrage comme il en arrive souvent dans cet archipel aux récifs dangereux , la famille accueille l’un des rescapés, un homme ténébreux au visage balafré, Ranulph Mabier. Rachel avait eu la vision de cet inconnu dans un rêve.

Un visage laid aux traits rudes, à l’expression dure et fermée (…); une longue cicatrice en travers d’une joue et une touffe de barbe grise en désordre qui donnait un air encore plus sauvage aux étranges yeux jaunes

Installé à Bon Repos, l’homme gagne petit à petit l’amitié des enfants, qui, n’ayant pas de famille, le considèrent vite comme leur oncle. Rachel, elle aussi, recherche la présence de cet homme mystérieux, qu’une vie à explorer le monde a rendu solide et toujours de bon conseil. Seul André continue de considérer l’étranger avec suspicion. Mais les mois passent, et Ranulph s’installe chaque jour davantage dans la vie de Bon Repos. Représente-t-il une menace, comme le ressent André, ou est-il au contraire bienveillant?

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Mary

photo du livre Mary de Anne Eekhout
Quel monstre habite tes rêves, John? Quels sont tes cauchemars? C’est là-dessus que tu dois écrire, c’est là qu’il faut chercher

1816 – Mary passe l’été en Suisse avec son futur mari et père de son fils William, le poète Percy Shelley. Ils sont accompagnés de Claire, la demi-soeur de Mary, et partagent la compagnie de Lord Byron et de John Polidori, médecin et écrivain. 

Dans une atmosphère à l’apparence joyeuse et aux moeurs légères, Mary traverse pourtant des moments difficiles: à côté du bonheur que lui procure son bébé, elle ne peut oublier la mort de sa petite fille quelques mois plus tôt.

Les amis enivrés de vin additionné de laudanum, passent leurs journées dans un état second. Ils écrivent et lisent, et aiment se raconter des histoires – ils vont décider d’écrire leurs propres histoires d’épouvante. 

Mary, elle, voit s’esquisser son récit « Son histoire portera sur ce qu’il y a de plus angoissant. Le désir, la perte, le chagrin. (…) L’idée est là, depuis longtemps déjà ».

Comment naît une oeuvre? 

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Peinture fraîche

photo du livre Peinture fraîche de Chloë Ashby

Attention, voici une nouvelle voix de la littérature anglaise, et on n’a pas fini d’en entendre parler. Cette nouvelle voix, c’est celle de Chloë Ashby, que l’on découvre dans un premier roman moderne, libre, profond et vibrant.

Chaque semaine, Eve a rendez-vous au musée Courtauld avec Suzon, salle six. Suzon est la serveuse du tableau « Un bar aux Folies Bergère », d’Édouard Manet. Entre elles deux, un dialogue pas si silencieux que ça s’est construit, où Eve se réfugie.

Eve vit de petits boulots, loue une chambre dans l’appartement miteux d’un couple qui semble l’avoir prise sous son aile – Eve y est un peu comme le coucou qui grandit dans un nid qui n’est pas le sien, nourrie par des parents de substitution, Bill et Karina, qui lui passent toutes ses frasques. 

A vrai dire, Eve n’a pas vraiment de parents – elle ne voit plus son père alcoolique, et sa mère les a abandonnés quand elle avait 5 ans. Eve tente de surmonter la perte de son amie Grace, qui ankylose sa vie depuis 5 ans –  et un jour, tout par à vau l’eau dans le restaurant où elle travaille, à cause d’une main trop baladeuse. Eve rend son tablier – bientôt, une petite annonce va donner une nouvelle direction à sa vie: Eve devient modèle vivant dans un atelier de dessin. Chaque semaine, elle va poser nue sur une estrade, enchaînant les poses devant les élèves et le prof de dessin. De nouvelles relations se nouent, de nouveaux petits boulots s’offrent à elle. Mais le jour où Suzon manque à l’appel, partie pour un accrochage de plusieurs semaines au musée d’Orsay, Eve s’écroule. Et l’édifice fragile qu’elle était en train de reconstruire pourrait s’effondrer avec elle…

Mais, dans le chaos de la vie d’Eve, Chloë Ashby fait jaillir de la lumière, de la douceur, de l’espoir. Il y a l’amitié d’Annie et de sa petite Molly, et la possibilité d’un amour sincère et bienveillant avec Max, son ami d’enfance. Et le pouvoir de l’art – dans toute sa dimension, tant blessante que salvatrice.

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Le Portrait de mariage

couverture du livre Le portrait de mariage

Jusqu’où ira Maggie O’Farrell? A chaque nouveau roman, elle place la barre toujours plus haut.

Dix romans depuis l’an 2000, et un talent qui ne cesse de grandir, de mûrir, de gagner en surprise, en puissance, en magnificence.

Avec Hamnet, elle s’était essayée avec succès à son premier roman historique, elle s’y installe avec maestria à travers « Le Portrait de mariage », qui est un énorme coup de cœur, de ces coups de cœur qui me suivent des jours et des jours, tant je ne cesse de ressasser l’histoire et ses rebondissements, et tant je ne cesse réfléchir au travail d’écriture et de création littéraire de Maggie O. 

Elle nous emmène à Florence, au XVIe siècle, au cœur des légendes de la famille de Médicis. 

La jeune Lucrèce a été mariée au duc de Ferrare, Alfonso II d’Este – elle n’a que 12 ans lorsque le mariage est conclu avec le duc qui en a alors 24, remplaçant au débotté la fiancée morte prématurément, sa soeur Maria… Lucrèce est l’enfant du milieu d’une grande fratrie, solitaire, étrange, à l’imagination féconde et à la sensibilité extrême. Trois ans plus tard, au terme d’une journée de mariage opulente, la nouvelle duchesse de Ferrare quitte Florence pour sa nouvelle vie d’épouse. Et de future mère. Elle est la fille de la « Fecundissima », et son époux place tous ses espoirs en elle.

Un an plus tard, elle mourra…   

C’est dans ce compte à rebours vers une mort qu’elle sent venir de la main de son mari, un homme particulièrement violent, que nous faisons connaissance avec la jeune fille, aux prises avec les humeurs bipolaires d’Alfonso d’Este. 

Au contact de l’eau salée sur la peau de sa main, sa colère s’envole comme les nuages s’écartent pour laisser place aux rayons du soleil. La fureur sur son visage s’efface, remplacée par une expression d’indulgence. Son autre main se lève pour épouser sa joue. Il essuie ses larmes du bout de son pouce. Il semble être redevenu lui-même, tout à coup, comme s’il était inexplicablement métamorphosé, l’espace d’un moment, en un monstre irascible, acharné, caché dans un corps d’homme, un diable en col et manchettes. Mais à présent, la bête est partie: Alfonso est revenu.
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Le pavillon des oiseaux

couverture du livre Le pavillon des oiseaux

Bienvenue à Rome, capitale des rivalités intestines et des ragots mondains.

En cette seconde moitié de XVIe siècle, la jeune Clelia, fille illégitime du cardinal Alexandre Farnèse, fait son entrée dans la société en épousant, à 14 ans, Giovan Giorgio Cesarini, à la fois gonfalonier du pape et héritier en vue de la jeunesse dorée romaine. Avec Fernando de Médicis, meilleur ami de Cesarini, les trois jeunes gens vont bientôt former une trio très en vue, s’exposant aux plus viles rumeurs colportées à travers les avvisi, sorte de Closer de la Renaissance. Clelia est une jeune fille espiègle qui aime sortir, s’amuser et séduire, mais elle est soumise au regard permanent des menanti qui épient ses moindres faits et gestes. Malgré le contrôle rapproché de sa gouvernante et de son père, le Grand Cardinal, grand ennemi des Médicis, Clelia se laisse séduire par Fernando de Médicis. Son studiolo des jardins de la villa Médicis, le Pavillon des oiseaux aux fresques peintes par Zucchi, abritera la fougueuse relation adultère – mais n’empêchera pas les ragots de continuer.

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La passion Lippi

couverture du livre La passion Lippi

Qui aurait pu prédire que ce gamin livré à lui-même serait sacré, en 1461, meilleur peintre de Toscane? Qui aurait imaginé que la noblesse s’arracherait un jour ce petit va-nu-pieds repoussant? Qu’il ouvrirait un des ateliers les plus florissants, mieux, qu’il oeuvrerait à la reconnaissance des peintres en imposant de se faire payer pour leur talent et non plus seulement pour leur travail?

Cosme de Médicis, sûrement. 

Le fils de banquier et mécène florentin le débusque un jour de 1414 – l’enfant en haillons aux pieds recouverts de corne l’éblouit par le dessin qu’il a réalisé à même le sol d’une ruelle. Il a découvert Filippo Lippi, qu’il met entre les mains d’un maître encore inconnu, Guido di Pietro, futur Fra Angelico. C’est lui qui le formera aux pigments et à la peinture, tandis que le couvent des carmes se chargera de son éducation et le fera moine. Si Lippi fait découvrir à son maître le chemin sacré de la foi, lui-même n’a surtout foi qu’en son propre plaisir, partagé avec les prostituées des bordels de la ville.

Mais il se révèle un génie, qui va travailler avec les meilleurs, et entre deux fresques, enchaîner les frasques…  

Le bouillonnant Lippi aime les femmes, aime la fête, ne tient pas souvent parole, provoque, suscite la malveillance, mais il continue à séduire par son art. Et puis, il y a ce jour où il rencontre l’amour en la Vierge Marie… ou plutôt son modèle, une jeune nonne du couvent de Prato.

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Vous ne connaissez rien de moi

couverture du livre Vous ne connaissez rien de moi

Embochée… C’est ce qu’ils pensent tous d’elle, ce 16 août 1944, lorsqu’ils viennent l’arrêter chez elle. L’embochée aura la tête rasée, comme toutes celles qui ont couché avec l’ennemi. On appelle ça la « collaboration horizontale ».

Parmi toutes celles qui ont subi cette humiliation publicue, elle est celle dont on se souviendra – immortalisée par la photo de Robert Capa dans les rues de Chartres, tandis qu’elle est traînée avec son bébé dans les bras.

photo Robert Capa

Julie Héraclès a imaginé l’histoire de Simone, il n’est pas question ici de comparer le roman à la réalité. Simone Touseau, la vraie, laisse place à Simone Grivise, personnage de roman.

Cette Simone-là est une fille qui a choisi le mauvais camp, celui de l’ennemi.

Issue d’un milieu modeste, c’est une lycéenne brillante qui s’illustre dans toutes les matières, et particulièrement en allemand – lorsque la guerre éclate, Simone est fascinée par la grandeur de l’Allemagne et aveuglée par l’idéal du national-socialisme. Elle comprend à peine la fuite de son amie Colette et de sa famille, juive. Simone a foi en Pétain, en l’Armistice, et en cette France qui va bénéficier, c’est certain, de la grandeur allemande. Son bac en poche, elle propose ses services de traductrice à la Feldkommandantur de Chartres, où elle va se rapprocher d’un jeune lieutenant bibliothécaire, Otto Weiss. 

Simone, comme toutes les jeunes filles de son âge, rêve d’amour – et après une amère déception, la cour discrète du jeune lieutenant lui redonne foi en la vie. 

Les activités de Simone auprès de l’ennemi sont déjà très mal vues de son voisinage, et sa relation avec le lieutenant Weiss risque de la compromettre davantage. Mais Simone en est sûre, la gloire de l’Allemagne donnera raison à son histoire…

C’est un point de vue inhabituel que nous propose Julie Héraclès en choisissant de raconter cette histoire. Car elle choisit de nous faire éprouver de l’empathie pour une jeune et naïve sympathisante française du régime allemand, sujet délicat et dérangeant, surtout lorsqu’en se renseignant davantage on découvre que la vraie Simone était une partisane du nazisme.

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Veiller sur elle

couverture du livre Veiller sur elle

Démarrer la lecture d’un roman, c’est un peu comme contempler le bloc de marbre du sculpteur: on ne sait pas quelles promesses il contient ou saura tenir – pour peu qu’une fissure se cache dans la pierre, le succès sera compromis.

Point de fissure dans le bloc sculpté par Jean-Baptiste Andrea, c’est plutôt une pépite que l’on trouve au coeur de son marbre littéraire.

Dans un monastère du Piémont, un homme est sur le point de mourir. Depuis plus de quarante ans qu’il s’y est soustrait au monde, il n’a pas prononcé ses voeux, et détient le mystérieux secret de la Pietà qu’il a sculptée, une statue à l’étrange pouvoir.

De son arrivée en Italie, encore enfant pendant la guerre, à la consécration de son talent de sculpteur jusqu’à sa chute, nous allons suivre l’histoire de Michelangelo Vitaliani. 

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Peindre à Palerme

couverture du livre Peindre à Palerme

Le premier soir de notre arrivée à Palerme, je l’ai croisée vicolo San Giuseppe: sur ce rideau de fer, avec son voile bleu dans la nuit, je l’ai tout de suite reconnue.

Le lendemain matin, c’est via porta Carini, sur un autre rideau, qu’elle attendait, auréolée d’une lumière dorée.

Tant de rencontres inopinées avec l’Annunciazione d’Antonello da Messina, qui est à Palerme ce que la Joconde est à Paris, et qui est surtout celle que le personnage du roman que j’étais en train de lire est venu chercher à Palerme…

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Sur la terre des vivants

livre Sur la terre des vivants

Connaissez-vous les Stolpersteine, ces pavés de métal gravés d’un prénom, d’un nom, d’une date de naissance et d’une date et d’un lieu de mort, parsemés sur les trottoirs de certaines villes allemandes? Enserrés dans les pavés de pierre, devant la dernière adresse de ces victimes du nazisme, ils rendent immortelles, et concrètes, ces existences que la folie nazie a voulu effacer.

Ce sont ces « pierres d’achoppement » qui ont conduit Déborah Lévy-Bertherat à Hambourg, sur les traces de sa famille. De ses arrière-grands-parents, il ne reste rien. Leur quartier, comme de nombreux quartiers de Hambourg, a disparu sous les bombardements anglais pendant la guerre.

L’Altenhaus, l’asile pour les vieillards juifs du quartier d’Altona, a été rasé, remplacé par un immeuble de briques. Seul le vieux cimetière juif, miraculeusement, a survécu aux bombes.

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La Famille

couverture du livre La famille
Il n’est pas aisé de démêler la Famille de la famille.

Sofia et Antonia en savent quelque chose. Depuis leur plus tendre enfance, elles vivent comme deux soeurs, à deux pas l’une de l’autre. Leurs mères Rosa et Lina aussi sont comme deux soeurs qui se soutiennent, les soirs d’angoisse, à attendre leurs maris Joey et Carlo, qui eux aussi sont comme deux frères.

Sofia et Antonia sont inséparables, par la force des choses: à l’école, bien que les fillettes ne sachent rien des activités de la Famille, leurs camarades les fuient et elles ne peuvent compter que l’une sur l’autre.

La Famille ne vous abandonne pas, que le vouliez ou non : lorsque Carlo disparaît mystérieusement, elle continue à prendre soin de Lina.

Nous sommes à Brooklyn, en pleine Prohibition, dans le quartier de Red Hook, et Joey Colicchio devient chef du quartier et bras droit du Patron, Tommy Fianzo.

Pas à pas, nous suivons Sofia et Antonia qui grandissent, avec leurs propres rêves. 

Au lycée, devenues anonymes, Sofia se fait populaire et impétueuse, aussi jolie que frivole. Antonia, discrète et sérieuse, rêve d’études, d’émancipation, et se promet de ne jamais épouser quelqu’un de la Famille.

Alors que la guerre déchire l’Europe et que Joey s’enrichit grâce à elle, Sofia et Antonia comprennent qu’elles ne contrôlent pas tout, et qu’on n’échappe pas à son Destin: la Famille est plus forte que tout.

Roman virtuose, « La Famille » est une extraordinaire histoire d’amitié, mieux, de sororité.

Evidemment, on pense au « Parrain », mais il m’a avant tout évoqué les si beaux romans d’Alice Mc Dermott qui, jusqu’à présent, n’avait pas son pareil pour raconter ce Brooklyn immigré des années 1930.

Emportés dans la narration au présent, nous sommes entrainés dans le sillon de Sofia et Antonia fillettes, jeunes filles, amoureuses, jeunes mariées, jeunes mamans –  et de toute la Famille. 

Le récit vibre de la force des deux amies, des choix qu’elles font, des périodes qu’elles traversent, de leur lien indéfectible. Il vibre de sensations, du souffle des phrases qui s’enchaînent, de l’acuité des mots qui donnent tant de véracité aux scènes, de la puissance que dégage chacun des personnages si justement incarnés, de l’énergie de ces femmes à travers lesquelles on observe la mafia.

A la puissance narrative du roman s’ajoute une dimension cinématographique – et si Sofia Coppola, dans les pas de son père, nous offrait le bonheur de tourner « La famille »? 

Coup de coeur absolu pour cette pépite littéraire, et mention spéciale à la traduction de Jessica Shapiro.

Titre: La famille

Auteur: Naomi Krupitzsky

Editeur: Gallimard

Parution: mars 2023

Hors d’atteinte

couverture du livre Hors d'atteinte de Frédéric Couderc

Parmi tous les nazis désignés comme criminels de guerre au procès de Nuremberg en 1946, un commandant SS n’a jamais été condamné. L’homme, pourtant, est un bourreau aussi pervers et inhumain que Mengele. Médecin, comme ce dernier, il a pratiqué la stérilisation de femmes et la castration d’hommes dans le Block 10 à Auschwitz.

Auparavant, ce médecin a « oeuvré »  au programme Aktion T4, au château de Sonnenstein, qui a euthanasié des milliers de handicapés physiques, mentaux. 

Pendant 16 ans, Schumann a réussi à fuir, s’installant de longues années au Ghana, et il est mort tranquillement en 1983 à Hambourg…

Dans ce roman-enquête extrêmement documenté, Frédéric Couderc va imaginer la traque de cet homme.

Paul Breitner est écrivain – il vit à Hambourg, avec pour seules attaches familiales son grand-père Viktor, un nonagénaire qui a vécu toute sa vie dans ce port de la Hanse. Enrôlé dans l’armée allemande, Viktor était loin de Hambourg lorsque sa famille a sombré dans le bombardement de la ville – l’opération Gomorrhe avait alors tué 45000 personnes.

A la suite d’un évènement, Paul découvre que le voisin de son grand-père était Horst Schumann, un criminel de guerre nazi qui a échappé à toute condamnation malgré les crimes qui lui sont attribués.

Les deux hommes pouvaient-ils avoir un lien? Paul veut comprendre.

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Mungo

livre Mungo de Douglas Stuart

Après un « Shuggie Bain » qui nous avait brisé le coeur par sa lumineuse noirceur, Douglas Stuart nous offre un nouveau héros à l’aura foudroyante. Mungo. Est-ce parce qu’il porte le nom du saint patron de Glasgow, Mungo « le bien-aimé »?

Nous sommes dans les années 1990, Mungo Hamilton a 15 ans et vit dans l’East End à Glasgow, un quartier populaire. 

Son père est mort il y a longtemps, laissant Mo-Maw, la mère alcoolique de Mungo, avec trois jeunes enfants. Mo-Maw, quand elle n’est pas saoule, est souvent aux abonnés absents – elle disparaît des jours entiers, laissant les enfants livrés à eux-mêmes. L’aîné, Hamish, est devenu un chef de bande violent. Avec ses acolytes, il fait les 400 coups, mais ce qu’il aime par-dessus tout, c’est taper sur ses grands ennemis, les catholiques. 

Les Hamilton sont protestants – même si Mungo, ironie de l’histoire, porte le nom d’un saint catholique. Et à Glasgow, les guerres de religion ont encore cours. Jodie, la fille de la fratrie, est une jeune fille appliquée, studieuse, et sert depuis son plus jeune âge de mère de substitution à son petit frère Mungo. Mungo, le doux, le beau, le sensible, Mungo qui ne s’intéresse pas aux filles, et qui un jour rencontre le garçon aux pigeons, James Jamieson. Dans ce monde-là, deux garçons n’ont pas le droit de s’aimer – un garçon protestant et un garçon catholique encore moins. Pourtant, Mungo et James vont prendre ce risque, vivant cachés des autres, et donner l’un à l’autre ce dont ils manquent le plus: l’amour. Ensemble, ils vont découvrir la tendresse des corps qui s’emboîtent, l’initiation aux plaisirs interdits.

Mais dans les cités, les secrets ne durent jamais longtemps. Pour remettre Mungo sur le droit chemin et en faire « un homme », Mo-Maw confie son fils, le temps d’un week-end, à deux inconnus rencontrés aux Alcooliques Anonymes. En route vers le nord de l’Ecosse pour camper près d’un loch où ils doivent pêcher, Mungo comprend que ce week-end pourrait bien ressembler à une descente aux enfers…

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Là où nous dansions

couverture du livre "Là où nous dansions"

Ce roman est une déclaration d’amour vibrante au « berceau du monde moderne qui a inventé la voiture et aimanté les travailleurs et les cultures du monde entier ». Detroit, Michigan. Territoire de pionniers français qui ont fait prospérer son sol noir. Territoire des industriels qui y ont fait fructifier l’économie américaine. Territoire de la musique qui y a fait éclater les plus grandes voix noires américaines.

Juillet 2013, Detroit vient d’être déclarée en faillite. Surendettée, la ville se désagrège depuis des années. Ira, policier d’élite de la ville, observe le coeur serré le Brewster Douglass Project, le quartier de son enfance que l’on détruit.

C’est dans le Brewster qu’on a retrouvé le corps d’un jeune homme, que Sarah, flic en charge d’une unité d’identification des corps que personne ne réclame, va désespérément tenter d’identifier.

Qui a assassiné le jeune homme? 

Ici, le crime a créé un abîme entre les hommes. « Un trou où l’humanité s’est dissoute, où l’on ne tue pas sur ordre, pour sauver ou gagner sa vie, mais pour rien, par désoeuvrement. La vie n’a plus de valeur. »

Sarah est blanche et a grandi dans la banlieue de Detroit, là où se sont installées les familles blanches qui, des décennies plus tôt, ont déserté la ville.

Ira est noir, et Detroit a façonné sa destinée et celle de sa famille. 

Quel gosse devient-on quand on grandit au Brewster Project? Certainement pas un flic – et pourtant Ira est devenu ce flic qui confronte ses anciens copains du Brewster à leurs crimes.

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Le bureau d’éclaircissement des destins

couverture du livre Le bureau d'éclaircissement des destins

A Bad Arolsen, en Allemagne, l’International Tracing Service fête cette année ses 75 ans. Créé en 1948, c’est le plus grand centre d’archives et de documentation sur les millions de victimes du nazisme.

Nous sommes ici pour servir les millions de victimes de cette guerre. Nous les servons quels que soient leur histoire, leur pays d’origine, leurs opinion politique ou leur religion. Nous servons les morts et les vivants, c’est notre devoir et notre honneur 

C’est là, dans ce lieu singulier logé au coeur de la Hesse, et marqué par l’histoire SS, que Gaëlle Nohant situe son nouveau roman.

Irène est archiviste enquêtrice à l’ITS – française expatriée en Allemagne dans les années 1990, elle est arrivée par hasard au sein des archives et a développé une passion pour ce métier d’investigation appris auprès d’Eva Volmann, une femme particulièrement marquée par la guerre.

Parmi les archives, constituées de tous les documents qu’il a été possible de réunir après la guerre, depuis les dossiers des camps de concentration et d’extermination que les nazis n’ont pas eu le temps de détruire, aux documents personnels qui lui ont été transmis, l’ITS a réuni un fonds d’objets retrouvés dans les camps.

 

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Le dernier des siens

photo du livre Le dernier des siens

Voici mon dernier coup de coeur de l’année 2022, et quel coup de coeur!

Auguste, un jeune naturaliste français, est en mission pour le musée d’histoire naturelle de Lille.

Nous sommes en 1835, au large de l’Islande, et il assiste au massacre d’une colonie de grands pingouins par des pêcheurs. Il en sauve un, qu’il compte envoyer à Lille pour enrichir la collection du musée.

Mais de retour chez lui, aux Orcades, après des jours passés à observer le pingouin, un attachement inattendu se dessine entre l’homme et le pingouin. Un cri comme une manifestation de joie, un dandinement du pingouin qui se dirige vers lui, un frottement de bec contre la jambe de son pantalon: soudain Gus réalise toute sa responsabilité à l’égard du volatile. 

Il se réveilla. Quelque chose de dur venait de gratter son cuir chevelu, quelque chose qui ressemblait à une pierre plate, un peu froide, ou quelque chose de pointu qui lui tirait les cheveux, mèche par mèche, sans lui faire mal, juste assez pour qu’il s’en rende compte. Sa tête reposait sur son bras au-dessus du panier. Il ne sentait pas Prosp sous lui. Il craignit de l’avoir écrasé. Il tourna la tête et vit un long cou qui s’agitait, sans tête, contre sa tempe. Et il comprit que Prosp, avec délicatesse, lui lissait les cheveux comme lui-même lui avait lissé ses plumes quand il muait, l’épouillait peut-être comme on ôte les parasites d’un pingouin ami.

Convoité par d’autres hommes, trop attaché à lui pour le livrer au musée, Gus fuit avec celui qu’il va prénommer Prosp. 

Aux îles Féroé, où il va se réfugier avec Prosp, Gus se retrouve confronté à un cas de conscience: doit-il rendre Prosp aux siens, pour qu’il puisse vivre sa vie de pingouin, et trouver une compagne?

Mais les congénères de Prosp, chassés pour leurs plumes qui feront des édredons douillets et pour leur chair grasse qui coule sur le menton des marins, sont devenus rares.

Gus  va être confronté à une triste réalité: Prosp est le dernier de son espèce. Le dernier des siens: « un spécimen unique, un fossile bientôt incrusté dans un rocher au bord de la mer ». 

Il va mesurer la fragilité du vivant, alors que le monde scientifique commence à peine à questionner la disparition des espèces. 

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Nous voulons tous être sauvés

couverture du livre Nous voulons tous être sauvés

Depuis le jour de ma naissance, je ne fais que semer le désordre: des excès en pagaille, des impulsions que j’ai suivies sans réfléchir, dans le bonheur comme dans le malheur. C’est la seule façon de vivre que je connaisse, je n’arrive pas à échapper à cette férocité; s’il y a un sommet, il faut que je l’atteigne; s’il y a un abîme, il faut que je le touche ».

Daniele a vingt ans, et il vient d’intégrer l’unité psychiatrique d’un hôpital pour une semaine – une hospitalisation sans consentement, suite à un énième excès, pendant laquelle il devra se soumettre à des soins.

Derrière ce trop plein de fêtes, d’absorption de substances chimiques en tout genre, de moments euphoriques et de chutes vertigineuses, Daniele cherche désespérément un sens à la vie. Un sens qui lui explique ses peurs, la mort. Il éprouve une révolte constante pour le malheur des autres.

Soutenu par ses parents aussi aimants qu’impuissants, Daniele est allé de traitement en traitement depuis deux ans, mais aucun ne semble pouvoir l’aider à sortir de cet enfer solitaire.

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Chaplin

photo du livre Chaplin de Michel Faucheux

Une canne, un chapeau melon et une petite moustache ont suffi, de son vivant, à le faire passer à la postérité. Drôle, émouvant, provocateur, The Tramp (Charlot, en France) a fait de son créateur l’un des plus grands acteurs et des plus grands cinéastes du 20e siècle.

Dans cette formidable biographie, Michel Faucheux, décortique la dualité complexe de Chaplin, à travers une analyse très fine de son avatar Charlot, de ses films, et de ses relations avec les femmes.

Né en 1889 à Londres dans une famille d’artistes, Charles Spencer Chaplin est livré très tôt à lui-même: le père a déserté le foyer, et sa mère Hannah est régulièrement hospitalisée pour des épisodes psychotiques. Son frère Sydney et lui sont placés, et suivront peu à peu la voie de leurs parents. A neuf ans, Chaplin est engagé dans une première troupe d’artistes, il a un sens inné du spectacle qui le conduira jusqu’en Amérique, où le cinéma l’attend. Acteur du cinéma muet, surdoué, exigeant et perfectionniste, il passera vite à la réalisation en mettant au point sa méthode de tournage, tout en peaufinant son double à l’écran, qu’on surnommera The Tramp.

Chaplin est « un poète qui fait du comique une vision du monde », il dénonce les faibles, les opprimés, son personnage devient une star à travers le monde.

Chaplin a réussi à échapper à la misère, s’enrichit, séduit les femmes. En épouse certaines. Et éprouve une attirance dérangeante pour les jeunes filles de 16 ans – qu’on relie à sa première expérience amoureuse, qu’il tenterait peut-être de vouloir revivre… Malgré sa réputation gravement égratignée par l’une d’elles, il rencontre celle qu’il a cherché toute sa vie: Oona O’Neill. Il a 53 ans, elle 17 et sort d’une relation avec JD Salinger – ensemble, ils auront huit enfants.

Dans son art, Chaplin n’a eu de cesse de pratiquer la dénonciation politique, allant jusqu’à défier Hitler dans un de ses plus grands films, Le dictateur. Mais son engagement se retourne contre lui aux USA, qui n’apprécient peu la situation diplomatique délicate où ils ont placés, et apprécient encore moins ses discours pro-russes. Chaplin est rattrapé par la chasse aux sorcières de McCarthy. Il quitte l’Amérique pour un voyage en Europe, mais le territoire américain lui sera désormais interdit. Il s’installe alors en Suisse avec sa famille, où il mourra en 1977.

Charlie ou Charlot, les deux s’enchevêtrent dans une narration pointue et passionnante, tant pour les amateurs de biographies que pour les cinéphiles.

Evidemment, cette biographie donne envie de replonger dans les films de Chaplin, mais aussi d’explorer davantage son histoire avec la captivante Oona. A suivre!

Titre: Chaplin

Auteur: Michel Faucheux

Editeur : Folio (collection Folio Biographies)

Parution: 2012

Crier son nom

Photo du livre Crier son nom

N’y allons pas par quatre chemins: j’étais à ça d’abandonner ce roman pourtant tant attendu.

Il y a deux ans, j’avais eu un énorme coup de foudre littéraire pour « Napoli mon amour », d’Alessio Forgione.

Le nouveau héros de Forgione s’appelle Marco. Cet adolescent de quatorze ans, qui habite un quartier difficile de Naples, a eu bien du mal à m’embarquer. Il faut dire que le foot, ce n’est vraiment pas mon truc, et que Marco joue au foot, que le foot occupe ses journées et ses week-ends, et une bonne partie du début du roman – c’était terriblement ennuyeux pour moi.

Alessio Forgione nous avait pourtant déjà fait part de son amour du foot dans Napoli mon amour, mais au moins, Amoresano, son héros, n’y jouait pas. Il se contentait de regarder les matchs du SC Napoli.

Finalement, quelque chose en Marco a dû me toucher, parce j’ai continué ma lecture.

Marco vit avec son père, dans le grand appartement que sa mère a abandonné quelques années plus tôt. Depuis, elle n’a plus donné aucune nouvelle, et son absence laisse un trou béant dans le coeur de Marco. Son père et lui ont peu à se dire, quand ils se croisent pour dîner. C’est un père triste, un peu largué, qui essaie de veiller au mieux sur son fils, l’accompagne à ses matchs le dimanche, le réprimande pour ses notes catastrophiques au lycée. Sans vraiment voir ce qui se passe à côté.

Marco s’en fiche, du lycée. Il étudie le latin, et il a horreur de ça. Il préfère traîner dans le quartier avec son meilleur ami Lunno, son aîné de deux ans qu’il admire.

Lunno et Marco montent des petites combines, en cachette, achètent un scooter, en cachette, et les choses se compliquent davantage pour Marco. 

Lorsqu’il rencontre Serena, il découvre le bonheur d’avoir une petite amie. Pour un garçon qui a été abandonné par sa mère, ce n’est pas simple d’accepter l’amour, mais peut-être qu’un horizon plus lumineux se dessine pour lui.

Pourtant, quelque chose plane. Quand on a lu « Napoli mon amour », on sait que la fatalité nous guette  au tournant.

La vie n’est rien d’autre qu’une attente inconsciente. Puis elle arrive, et ça fait mal
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Stern 111

couverture du livre Stern 111 de Lutz Seiler

Le 10 novembre 1989, le lendemain de la chute du mur de Berlin, Inge et Carl Bischoff envoient un télégramme à leur fils Carl: ils ont décidé de quitté leur Thuringe natale pour réaliser leur rêve, partir à l’Ouest. Ils confient à Carl la garde de leur appartement de Gera, avant qu’il ne les conduise à un poste-frontière, d’où ils entameront leur périple, laissant Carl de longues semaines sans nouvelles.

On ne sait pas grand chose de Carl, sinon qu’il a été maçon, qu’il a repris des études, et qu’il veut devenir poète. Entre les murs solitaires de l’appartement familial, son errance débute en remontant les souvenirs, et en entretenant le patrimoine familial, la vieille Shiguli de son père – une Fiat fabriquée en Russie.

Quel étrange sentiment de voir ce jeune homme soudain abandonné par ses parents, partis vivre leur vie et le condamnant à rester – dans l’ordre inverse des choses.

Cela faisait des années que Carl n’habitait plus chez ses parents, mais par moments il se sentait soudain orphelin, abandonné, comme un enfant sans lumière à la fenêtre. Ce n’était pas le départ, la séparation, cet abandon aisé à nommer et à concevoir, mais l’autre abandon; il ne reconnaissait plus ses parents. Il ne savait plus qui ils étaient – en réalité.

Carl n’a pas l’âme aventurière de ses parents: le jour où il décide d’abandonner Gera à bord de la Shiguli, il part à Berlin, mais reste dans la partie Est, où « La moitié de la ville n’était qu’un enchevêtrement inextricable de cicatrices ». Dans le coffre, il a entassé des bocaux, de la viande congelée qui finira par pourrir malgré le froid de décembre, un duvet et les outils précieux de son père. La Shiguli, des semaines durant, lui offre l’asile de son toit, et l’argent pour survivre comme taxi clandestin.

Venu se réfugier par hasard au Theater 89, il rencontre ceux qui vont l’accueillir: de jeunes anarchistes qui veulent préserver les immeubles de Mitte et Prenzlauer Berg en les squattant, et empêcher les promoteurs de les détruire. Menés par le charismatique « berger » Hoffi et sa chèvre Dodo, ils mènent « l’A-guérilla » (la guérilla de l’Association des travailleurs) et veulent construire dans les sous-sols de leur immeuble, envahis de cloportes, un kolkhoze souterrain anticapitaliste. Avec ses outils, Carl le maçon va s’atteler à la tache, et bientôt va naître le bar Le Cloporte (« die Assel » sera un des hauts lieux de cette scène berlinoise), tandis que le Berger revend le mur de Berlin en pièces détachées.

A Berlin, Carl retrouve Effi, dont il est amoureux depuis l’enfance, et essaie de se faire une place sans réelle ambition, si ce n’est écrire et faire publier ses poèmes. Pourtant, malgré la communauté qui l’entoure, Carl ressent plus la solitude que l’épanouissement collectif, et n’arrive pas à aller au-delà des vingt poèmes qu’il a écrits.

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La fin d’une ère

couverture du livre La fin d'une ère d'Elizabeth Jane Howard

Le rideau se referme sur la grande saga des Cazalet, et c’est comme assister à la dernière d’une pièce de théâtre: on démonte le décor, bientôt il ne restera plus rien, si ce n’est un souvenir dans nos coeurs.

Et quel souvenir! Depuis ce mois d’avril 2020 où ils sont entrés dans nos vies de lecteurs jusqu’à la sortie de ce cinquième et dernier volume, ce ne sont pas deux ans qu’on a le sentiment d’avoir partagés avec les personnages, mais toute une vie. Les adieux sont d’autant plus tristes, et pourtant on se sentira éternellement reconnaissants envers Elizabeth Jane Howard de nous avoir offert ces derniers moments, écrits dix-huit ans après Nouveau départ.

C’est une nouvelle ère, neuf ans après les avoir quittés, qui augure à la fois du déclin d’une période, et du début d’une autre.

La Duche, née sous le règne de la reine Victoria, s’éteint sous celui d’une toute jeune souveraine, Elizabeth II. 

Que vont devenir Hugh, Edward, et Ruppert, alors que l’entreprise familiale connaît des difficultés économiques, que va devenir Rachel, affranchie de ses parents? Home Place, refuge de la famille, a-t-il encore une raison d’être? 

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Cléopâtre et Frankenstein

couverture du livre Cléopâtre et Frankenstein

Quand il se rencontrent un soir de Saint-Sylvestre dans le monte-charge d’un immeuble bobo de TriBeCa, c’est comme si se rejouait devant nous la rencontre de John John Kennedy et Carolyn Bessette tant Frank et Cleo leur ressemblent… derrière leur beauté stylée, leur grain de folie et les fêtes new yorkaises pailletées de coke, le pire est à venir.

Cleo a vingt-quatre ans, un magnifique visage aux yeux clairs encadré de longs cheveux blonds, et un visa étudiant qui arrive à expiration. Frank a vingt ans de plus, la beauté brune et assurée de celui à qui tout réussit.

Coup de foudre, coup de tête et mariage théâtral entourés d’amis déglingués, comme eux: la vie à Manhattan ressemble à une débauche permanente d’alcool, de drogues et de sexe,

Vous l’aurez compris, Frank et Cleo sont deux êtres amochés. Elle, une artiste, a fui Londres à la mort de sa mère. Lui, publicitaire, s’est construit tout seul. Et leurs démons ne sont jamais loin. 

Quand la part la plus sombre de toi rencontre le plus sombre en moi, cela crée de la lumière

avait écrit Frank dans ses voeux de mariage.

Après l’euphorie des premiers mois de mariage, Cleo est rattrapée par la dépression, et se sent de plus en plus incomprise par Frank qui croit voir la vie plus belle en se noyant dans l’alcool. Et ne voit rien.

Deux personnes cassées peuvent-elles se sauver l’une l’autre?

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L’île haute

couverture du livre L'île haute de Valentine Goby

Un roman de Valentine Goby, c’est la promesse d’une lecture marquante, que ce soit par la richesse de langue, travaillée au cordeau, que par la puissance romanesque insufflée à ses histoires.

« L’île haute » ne fait pas exception à tout cela.

On y découvre Vadim Pavlovich, un jour de janvier 1943, au bout d’un long voyage en train vers Savoie. Là, ce petit parisien asthmatique va réapprendre à respirer dans l’air vivifiant de la montagne qui le fascine, tout en devenant Vincent Dorselles.

Il n’écoute pas, il a de la montagne plein les yeux, les tympans, les poumons, les synapses, il est envahi de montagne, elle est trop immense, trop étrange, trop nouvelle pour qu’il s’en détache. Ce sera facile d’être un autre ici

Recueilli par les Ancey dans leur ferme de montagne, le jeune garçon se glisse dans une nouvelle vie pleine de surprises.

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Une terrible délicatesse

couverture du livre "Une terrible délicatesse"

Si vous avez vu la série The Crown, peut-être aurez-vous encore en mémoire cet épisode de la saison 3 qui relate le terrible effondrement d’un terril dans la ville minière d’Aberfan, au Pays de Galle.

C’est là que démarre ce roman, en octobre 1966.

Chez les Lavery, on est embaumeur de père en fils. William Lavery vient de valider avec succès sa formation lorsque la catastrophe d’Aberrant survient. Des dizaines de personnes sont ensevelies sous les tonnes de résidus de charbon qui ont ravagé l’école et les maisons. Des décombres ne sortent plus que des corps sans vie, et on réclame le soutien d’embaumeurs pour renforcer une équipe épuisée.

Cette expérience va briser William, qui était sur le point d’épouser Gloria et de fonder avec elle une famille. Le traumatisme lié à la mort de tous ces enfants va rouvrir les blessures de sa jeune existence déjà malmenée.

Depuis cet évènement dramatique qui va cristalliser tous les traumatismes de William, l’histoire remonte le cours des évènements: le bonheur d’entrer dans la choeur de Cambridge à l’âge de 10 ans avec sa voix exceptionnelle qui doit lui offrir le rôle convoité de soliste, jusqu’à ce changement de trajectoire vers le métier d’embaumeur. 

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On était des loups

couverture du livre "On était des loups"

Il a choisi de vivre à l’écart du monde, à des jours de marche de la première ville, au milieu des montagnes et des forêts. Liam a fui les hommes, et là haut, avec Ava et leur petit Aru, ils vivent en autonomie – elle cultive leur potager, et lui part de longues journées chasser, seul avec le gros, son cheval.

Ce jour-là, de retour après avoir traqué un loup qui menaçait sa famille, Liam retrouve Ava tuée par un ours. Il retrouve Aru prostré sous sa mère, indemne.  

Sorti de sa sidération, Liam réalise que sans Ava, il n’y a pas de place dans sa vie. Ce petit, c’est elle qui l’a souhaité. Mais comment élever un enfant, ici, seul? Comment l’aimer, cet enfant?

Moi j’aimais Ava et je ne veux pas que le môme prenne sa place

Il prend sa décision très vite: cet enfant, il le confiera à d’autres, qui sauront l’élever. 

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Quand tu écouteras cette chanson

 Quand tu écouteras cette chanson
Lola Lafon

La mémoire est un lieu dans lequel se succèdent des portes à entrouvrir ou à ignorer »

C’est dans cette métaphore que Lola Lafon va errer une nuit d’août 2021, parcourant seule, de pièce en pièce, le Musée Anne Frank – à côtoyer le vide, à se confronter à l’absence, comme le voulut Otto Frank en 1960.

Trouver dans cette nuit sa vérité et affronter le déni de son histoire familiale. « Mes nuits sont celles d’un imposteur sur le point d’être démasquée »

Au coeur de l’Annexe, les réflexions de l’écrivaine convergent naturellement vers l’écriture du journal d’Anne Frank, présenté à sa sortie comme « l’oeuvre spontanée d’une adolescente » sans faire mention de tout le travail de réécriture qu’avait effectué Anne Frank, un vrai travail d’écrivain. « Anne désirait être lue, pas vénérée ». Or, Anne Frank est devenue l’objet d’un culte qui pose une question : à qui appartient Anne Frank?

Lola Lafon fait une analyse passionnante et émouvante de la portée du journal, de ce qu’on a voulu en faire, de ce qu’on a voulu en taire, des messages porteurs d’espoir qu’on en a détournés pour oublier ceux qui exprimaient la colère et le réalisme d’une guerre vue par une adolescente prisonnière « soumise à une peine sans fin ». Des mots « Shoah », « régime nazi » que l’éditeur américain a occultés, d’une histoire « trop juive, trop triste » que le théâtre a transformé en « de jolis moments de comédie faisant ressortir une situation tragique » pour que le public américain y adhère. 

De ses discussions avec Lauren Nussbaum, un des derniers témoins à avoir bien connu les Frank, elle aide à entrevoir Anne Frank sans le fantasme qu’ont créé les 30 millions d’exemplaires vendus.

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La mémoire de l’eau

couverture du livre La mémoire de l'eau

24 heures dans la vie d’une femme – ou comment, en une journée, une femme va remettre en perspective toute sa vie.

Ellie a passé tous ses étés dans la maison de vacances construite par son grand-père à Cape Cod. Surnommé le « Palais de papier » à cause de ses cloisons bon marché qui s’effritent, le bungalow spartiate renaît chaque été, en même temps qu’on en chasse les souris et toutes les bêtes qui y ont fait leur nid pendant l’hiver. Le luxe de la maison réside dans le Bois Sauvage où elle a été érigée, et dans le lac et l’océan dont elle jouit.

C’est un nouveau soir d’été, où les amis de toujours se retrouvent, boivent, et où tout bascule entre Ellie et Jonas, son meilleur ami depuis leur tendre enfance.

Au petit matin, face à cet étang qui depuis 50 ans a été témoin des drames de sa famille, Ellie sait qu’elle va devoir faire un choix: poursuivre son chemin comme si de rien était auprès de son mari Peter et de leurs trois enfants. Ou alors, bifurquer, tout quitter, pour rejoindre Jonas, à qui son coeur appartient depuis quatre décennies.

En alternant les heures qui s’égrènent jusqu’au choix qu’elle va devoir faire, les flashs se succèdent en remontant le passé, revisitant les moments fondateurs de l’enfance, et remémorant les secrets scellés par les promesses. 

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L’octopus et moi

Couverture du livre L'octopus et moi

C’est l’histoire d’une rencontre, et d’une renaissance.

En pleine nuit, sur l’isthme d’Eaglehawk Neck, en Tasmanie, Lucy sauve in extremis une pieuvre des roues d’une voiture. Mue par un instinct atavique, la pieuvre voulait gagner l’océan en traversant cette langue de terre, pour y pondre ses oeufs…

Mais Lucy ne peut éviter le choc avec la voiture, et elle chute lourdement – occasionnant des blessures salvatrices. 

« Elle est meurtrie, brisée et libérée »

Car la jeune femme se remet d’une double mastectomie – après l’épreuve du cancer, la reconstruction de sa poitrine a eu des conséquences inattendues, complexifiant la cohabitation de son nouveau « moi » avec les autres, et notamment son petit ami Jem. Lucy a perdu de vue celle qu’elle est.

Sa rencontre fortuite avec la pieuvre, ce regard échangé avec elle et le contact de son tentacule enroulé avec confiance autour de son poignet vont offrir à Lucy la possibilité d’une reconquête de soi, à travers les rencontres et les choix déterminants qu’elle va faire.

Cette histoire est d’une originalité et d’une beauté incroyable. 

Car Erin Hortle raconte d’une façon extraordinaire comment se tissent les liens (souvent invisibles) entre les hommes, les animaux, et la nature. Comment l’histoire est perçue, à hauteur d’homme, et à hauteur d’animal. 

Elle invente une langue aussi imagée que rythmique, où les animaux marins (pieuvre, phoques) chorégraphient l’histoire dans un ballet narratif poétique, sensoriel et émotionnel. 

Rarement il m’a été donné de lire des lignes aussi réalistes dans leur créativité, aussi criantes d’animalité. Rarement il m’a été donné de sentir à quel point les vies des hommes et des animaux faisaient écho les unes aux autres, pouvaient être aussi imbriquées les unes dans les autres.

Je laisse mon corps flotter d’avant en arrière et d’arrière en avant et d’arrière en arrière dans les courants les vagues qui bouillonnent tourbillonnent tout autour de moi et mes tentacules bouclent tournoient s’enroulent dans l’eau qui pétille contre moi et je suis légère je dérive je me laisse guider jusqu’à l’endroit où l’eau est pleine et languide où les courants ondulent en longues arches océans. Je touche-goûte-vois l’eau si propre si claire si pleine si prête si parfaite pour mes oeufs et l’eau s’enroule autour de moi et caresse ma douleur et mon corps est plein il est prêt.

« L’octopus et moi » est un roman engagé. Erin Hortle questionne le rapport au corps des femmes, la sexualisation des « attributs » féminins, et la réappropriation de notre corps.

Elle interroge également notre relation à l’écologie. Mais sa grande force est de laisser la place au doute, de ne pas se vouloir manichéenne ou moralisatrice.

Si vous avez eu la chance de voir le formidable documentaire « La sagesse de la pieuvre »  sur Netflix, « L’octopus et moi » résonnera particulièrement en vous.

Mais que vous l’ayez vu ou pas, je vous recommande à tous cette lecture lumineuse et vibrante, enveloppée de la beauté sauvage des paysages austraux.

Traduction: Valentine Leÿs

Titre: L’octopus et moi (The Octopus and I)

Auteur: Erin Hortle

Editeur: Dalva – poche chez 10/18

Parution : 2021 (poche 2022)

Eté après été

photo du livre Eté après été d'Elin Hilderbrand

Voilà un excellent candidat au « livre qu’il faut absolument emmener en vacances » (enfin, si vous réussissez à ne pas le lire avant!).

Elin Hilderbrand nous avait régalés avec « Un été à Nantucket » l’an dernier, elle récidive cette année avec « Eté après été ». 

Elle aime l’été, et nous on aime les étés à Nantucket avec Elin Hilderbrand! 

Car oui, ce nouveau roman se passe encore (et pour notre plus grand plaisir) à Nantucket.

Mallory Blessing et Jake McCloud ont la vingtaine lorsqu’ils se rencontrent en 1993, à l’occasion de l’enterrement de vie de garçon de Cooper, le frère de Mallory. Après une expérience de vie décevante à New York, elle s’est installée à Nantucket. La rencontre avec Jake est une évidence, et Jake est prêt à plaquer Ursula, sa relation de longue date. Mallory, elle, n’est absolument pas prête à plaquer Nantucket. 

Ils vont prendre une décision qui va engager leur vie: tous les ans, ils se retrouveront chez Mallory pour le week-end de la fête du travail à la fin de l’été. Peu importe leur future situation maritale, ils s’attendront chaque année pendant 362 jours et ne se contacteront qu’en cas d’absolue nécessité. Comme dans le film « Même heure, l’année prochaine », que vénère Mallory.

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La peau des filles

Livre La peau des filles de Joanne Richoux

Elles sont trois trentenaire – tellement loin de ce que je pouvais être au même âge que soudain je me suis sentie vachement vieille, et j’ai bien cru que je ne parviendrais pas à les aimer.

Trois filles paumées qui paraissent à peine sorties de l’adolescence. 

Louise souffre d’un « trouble anxieux généralisé » et vient d’abandonner son poste de journaliste et carbure au Xanax. Rose, elle, vient de divorcer de Léandre et soumet son corps à des tortures obsessionnelles.

Jenna est strip-teaseuse, et, contrairement aux deux premières qu’elle a du mal à supporter, elle assume parfaitement son corps (sexy) et sa vie (libre) – jusqu’à l’appel qui lui annonce que son père est hospitalisé. 

Elle quitte Grenoble pour retourner voir sa famille en Auvergne, suivie de Louise et Rose décidées à soutenir leur copine – que Jenna voit plutôt comme deux insupportables boulets.

Mais elle se laisse convaincre de poursuivre cette échappée vers St Jean de Luz, dans la maison de vacances des parents de Rose.

Là, elles vont apprendre à se délester du poids encombrant des angoisses, faire des rencontres, laisser parler leurs corps, apprivoiser la liberté, le désir, les névroses et tenter la possibilité d’être enfin, peut-être, en accord avec elles-mêmes.

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Des souris et des hommes (nouvelle traduction)

couverture du livres Des souris et des hommes

Le 4 juin 2017, dans un post sur Instagram où je parlais de ma relecture de « Des souris et des hommes », j’écrivais:

« L’oeuvre est toujours aussi puissante, même si la traduction française paraît un peu vieillotte avec des tournures de phrases, surtout dans les dialogues, qui ont fait leur temps et gagneraient un peu à être dépoussiérées. Mais je chipote… »

C’était la traduction de Maurice-Edgar Coindreau, qui faisait référence depuis 1955, et à laquelle succède celle d’Agnès Desarthe – qui devait être alignée avec mes pensées!

Lorsqu’on lit cette nouvelle traduction, on est tenté de faire une étude comparative des deux textes, de vouloir comprendre ce qu’elle a voulu non pas améliorer, mais ce qu’elle a perçu, elle, de l’oeuvre de Steinbeck.

Récemment encore, j’avais un regard indifférent sur le fait qu’une femme traduise un texte d’homme, et vice versa. Le mouvement Woke a soulevé des questionnements, par ses allégations parfois très poussées affirmant qui avait le droit de traduire quoi. Comprendre un texte, le mettre en mots dans une autre langue: un traducteur peut-il avoir ses limites (culturelles, sexuelles par exemple)? Ou un travail en amont du sujet (comme je l’observe chez les traducteurs que je suis ici) peut-il suffire à s’approprier ce texte? Finalement, chacun doit connaître ses propres limites, savoir ce qu’il se sent capable de traduire, ou pas.

En aucun cas je ne dirai qu’Agnès Desarthe, en tant que femme, était illégitime pour traduire l’immense texte de Steinbeck.

Bien au contraire, son travail est très proche de celui de Coindreau. La différence se joue dans les détails, dans des descriptions parfois plus imagées, dans des mots qui depuis 1955 sont entrés dans le langage commun. Les pantalons et vestes en serge de coton bleue à boutons de cuivre chez Coindreau sont devenus du denim, une étoffe brute avec des boutons en laiton. Le chapeau de feutre est devenu un Stetson, ou le palefrenier un negro de palefrenier (censure annulée?). On vouvoie parfois à la place du tutoiement. Mais au-delà de ce passe-passe de mots, la différence se joue surtout dans un texte où affleure une dimension plus poétique et raffinée, là où Coindreau était plus rustique, plus rural.

Pour autant, cela ne change rien à l’histoire poignante de George et Lennie, duo improbable dont l’universelle fraternité et l’injuste destin traversent les décennies. 

Fidèle à Steinbeck, là où peut-être on aurait aimé voir la romancière prendre le dessus et trahir pour réinventer une fin heureuse, Desarthe ne nous a pas épargné d’avoir le coeur brisé en refermant la dernière page. 

Et elle nous offre, avec ce très beau texte, la possibilité de (re)lire avec un plaisir infini ce chef-d’oeuvre de la littérature américaine.

Titre: Des souris et des hommes (Of mice and men)

Auteur: John Steinbeck

Editeur : éditions Gallimard

Parution (nouvelle traduction): avril 2022

D’acier

couverture du livre D'acier de Silvia Avallone

C’est un lundi matin d’été, il n’y a personne chez Anna. 

Francesca est montée d’un étage la rejoindre. Enfermées dans la salle de bain, fenêtre et rideau ouverts, elles vont se donner en spectacle aux voisins d’en face. Les barres d’immeubles gris ressemblent à des niches d’urnes funéraires, les enfants pissent dans les escaliers, mais pendant quelques minutes les deux gamines de treize ans vont envoyer du rêve de starlettes, maquillées à outrance. Devant le miroir, pendant que le CD chante « The summer is magic, is magic », elles se déhanchent, font valser soutien-gorge, t-shirt, culotte à fleurs et string, nues face à la fenêtre et aux voisins, elles se caressent, secouent leurs cheveux, s’effleurent du bout des lèvres, « se meuvent comme deux tentacules » jusqu’à ne plus savoir quoi faire de tout ça, jeu ou vertige, alors elles s’arrêtent. Cet été-là, elles découvrent le pouvoir de leur beauté, le regard des garçons qui les déshabillent, les baisers avec la langue, les frissons sur la peau qu’on touche et qui devient comme un fluide chaud.

Anna et Francesca sont les reines du quartier, des plantes sublimes montées en tige quand les autres filles sont encore des boutures insignifiantes ou des mauvaises herbes, et quand elles traversent la via Stalingrado, elles deviennent les reines de la plage, où leurs corps fuselés de femmes font tourner la tête des garçons.

Tous les jours, la même histoire. L’éternel va-et-vient d’Anna et Francesca entre la mer et les cabines, les cabines et la mer. Sous la douche, derrière le bar. Puis de nouveau dans l’eau. Toujours ces mêmes allées et venues, Anna et Francesca devant, les mecs derrière. Et les boudins qui sont là à regarder.

Elles ont des rêves, à commencer par quitter ce quartier sordide de bord de mer, offert comme une gratification quarante ans plus tôt aux métallos de la Lucchini – mais le rêve, il est en face, sur l’île d’Elbe, où les ferries conduisent les touristes, où les lumières clignotent la nuit dans les villages, comme dans les crèches de Noël.

Depuis la petite enfance, Anna et Francesca sont amies à la vie à la mort, toujours main dans la main, la brune et la blonde, à l’école, sur la plage, dans la cour de l’immeuble. Elles s’aiment, inconditionnellement. Mais l’apprentissage sensuel de cet été, les garçons qui s’immiscent entre elle, rebattent les cartes.

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La vie parfaite

A quoi tient une vie parfaite? 

Adele, dans une vie parfaite, quitterait la cité des Lombriconi dans la voiture rutilante de Manu, et ensemble, ils auraient ce bébé qui emplit son ventre et sa vie.

Dans une vie parfaite, Dora marcherait normalement sur ses deux jambes, et son ventre devenu fertile lui offrirait le bébé qui ne veut pas venir.

Mais dans cette vraie vie, Adele est une Bolofeccia, la racaille des cités de Bologne – elle a dix-huit ans, a quitté le lycée, et elle est sur le point d’accoucher d’un bébé dont elle ne sait pas quoi faire, sans perspective dans sa cité qui n’offre aucun avenir. A cinquante minutes de chez elle, dans les beaux quartiers de Bologne, Dora est une Bolobene mais son aisance financière ne suffit pas à combler le vide qui a creusé la vie, et épuisé le couple de cette battante qui a pourtant surmonté un lourd handicap. Le besoin d’être mère la dévore plus chaque jour, mais elle ne peut renoncer à ce désir viscéral de maternité. 

Dans un ballet parfaitement réglé, mais qui pourtant réussit à nous surprendre jusqu’au bout, leurs destins ne cessent de se rapprocher dans la chorégraphie savamment orchestrée de personnages tout aussi cabossés qui gravitent autour d’elles. Il y a Manu, le petit voyou dont Adele est enceinte et qui purge sa peine de prison. Fabio, le mari de Dora, qui cache ses blessures d’enfance derrière l’assurance d’un architecte prometteur. Zeno, le voisin d’Adele, garçon étrange et brillant, à cheval sur ces deux mondes aux frontières étanches. Rosaria, la mère dépassée qui voit sa fille commettre les mêmes erreurs qu’elle. D’un côté ou de l’autre de la ville, tous portent les plaies encore ouvertes de leurs existences malmenées. 

Ces plaies palpitent, comme l’écriture de Silvia Avallone. Les dialogues portent le verbe haut, dans leurs incertitudes les femmes se font farouchement déterminées, véhémentes. Silvia Avallone écrit le malaise social, les laissés pour compte, l’autre versant du rêve italien. Avec son réalisme brut, « La vie parfaite » casse notre fantasme de la dolce Vita, et nous offre un regard féminin percutant sur la littérature italienne.

Traduction: Françoise Brun

Titre: La vie parfaite (Da dove la vita è perfetta)

Auteur: Silvia Avallone

Editeur: Liana Levi

Parution: 2017

Il est des hommes qui se perdront toujours

couverture du livre Il est des hommes qui se perdront toujours

« Je te propose un voyage dans le temps, via Planète Marseille » : sur le son de IAM, retour aux années 80 et à l’enfance de Karel, Hendricka et Mohand Clayes, trois gamins de la cité Artaud à Marseille.

Aux beaux jours, les chansons d’amour de Whitney Houston, Johnny, Cheb Hasni ou Khaled s’échappent des fenêtres de la cité Artaud. « L’amour existe, mais dans un monde qui n’est pas le nôtre, un monde où personne ne jette sa poubelle par la fenêtre ni ne met le feu aux paillassons », un monde où les pères ne brutalisent pas leurs enfants, comme derrière la porte de l’appartement 619. Des enfants beaux comme des dieux, si on exclue Mohand le petit dernier, né avec toutes les déficiences possibles, et qui lui vaudront la haine encore plus insensée du père. 

A côté du manque d’argent et de nourriture, la violence et les humiliations sont le lot quotidien des enfants Clayes. 

Alors souvent, après l’école, ils s’échappent: auprès des gitans du Chemin 50, ils découvrent ce qu’est une vie de famille, même marginale. Quelques années plus tard, l’amie d’enfance, Chayenne, devient l’amoureuse de Karel, petite gitane qui l’ensorcelle de son désir insatiable. Forts de leur amour, ils n’ont plus qu’un rêve, quitter cette vie-là. Car la seule issue possible pour Karel, c’est fuir ses origines, mais est-il pour autant possible de se dépouiller de la haine qui l’a construit et de la culpabilité d’avoir laissé là-bas ce petit-frère si vulnérable? 

Cette histoire, agrémentée d’une bande-son éclectique qui va de Julio Iglesias à NTM en passant par Elsa, IAM ou The Pasadenas, c’est Karel qui nous la raconte : dès les premières lignes, le réalisme brut du récit nous prend aux tripes grâce à ce quelque chose en plus qui nous bouscule. 

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Vers Calais, en temps ordinaire

Vers Calais, en temps ordinaire de James Meek

Depuis les Costwolds, dans le sud-ouest de l’Angleterre, une troupe hétéroclite est en marche vers Calais, devenue anglaise après la victoire de Crécy.

Laurence Hacket, preux chevalier, va prendre possession de son manoir, rejoint par sa troupe d’archers, des hommes de guerre sans foi ni loi menés par Hayne, « un géant qui parle guère » mais fait respecter ses lois arbitraires.

Will Quate, un jeune laboureur qui veut s’affranchir de son servage et par ailleurs vaillant archer, s’est joint au groupe belliqueux pour un an, avant de revenir se marier avec Ness. Dans son sillage se cache Hab, son androgyne ami porcher.

Ils sont rattrapés par dame Bernardine, qui fuit un mariage arrangé, espérant épouser Laurence Hacket – idéalisé par sa lecture du sulfureux Roman de la rose volé à son père, et qui va se révéler bien moins courtois qu’elle l’imaginait. 

Enfin, leur chemin croise celui de Thomas, un procureur écossais qui doit rejoindre Avignon.

De l’autre côté de la Manche, en cette année 1348, la peste fait des ravages, et ils s’en croient encore à l’abri – mais elle arrive à leur rencontre et étreint bientôt les guerriers. Dans un chariot qui les accompagne, Cess une française violée et enlevée deux ans plus tôt à Mantes symbolise la repentance qui les saisit soudain face à une mort possible, tout en affichant un refus de culpabilité des nombreux crimes qu’ils ont commis.

Dans ce roman jubilatoire, à la fois profond et facétieux, James Meek nous offre un regard totalement frais sur le Moyen-Age, sans pour autant en profaner le caractère historique et religieux. Il nous fait vivre de grands moments épiques, comme cette joute où nos archers vont interpréter un savoureux spectacle de l’Amour en décochant leurs flèches allégoriques. 

L’amour, James Meek en casse les codes. Il réinvente l’idéal amoureux à travers le couple inattendu et enchanteur de cette épopée, Will et Hab.

« Tant que le monde est sur le point de finir, j’ai peur de rien » dit Hab, fort de cet amour qui a pu exister dans cette situation extraordinaire.

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Le festin

Le festin de Margaret Kennedy
Books moods and more

Voici un livre que vous n’avez pas fini de voir, dans la lignée de ces pépites anglaises que les éditions de la Table Ronde ont déniché dernièrement pour nous, à l’instar des romans au charme suranné de L.P. Hartley et de la désormais incontournable Elizabeth Jane Howard.

Qui connaissait cette grande oubliée, Margaret Kennedy, qu’on ne trouve aujourd’hui que sur les étagères de livres vintage?

« Le Festin »  est une comédie doublée d’un satire sociale, où l’autrice se moque des vices de ses contemporains. 

L’issue est connue dès le départ: le manoir de Pendizack, une pension de famille située sur le promontoire d’une station balnéaire des Cornouailles, vient de disparaître, totalement atomisé par l’éboulement d’une falaise en surplomb. Les sept occupants présents à ce moment dans l’hôtel ont tous péri. Le révérend Bott, chargé de l’oraison funèbre, a bien du mal à la rédiger, tant cet accident semble détenir des secrets dérangeants. Voilà de quoi nous tenir en haleine dès le départ!

Dans un récit à rebours de l’accident, Margaret Kennedy place les personnages comme des pions sur l’échiquier de l’histoire : lesquels parmi eux périront? 

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Au café de la ville perdue

Au café de la ville perdue Anaïs Llobet

Eté 1974, l’armée turque bombarde Varosha, une station balnéaire chypriote en vogue.

La ville est abandonnée brutalement par des milliers de chypriotes, obligés de fuir en laissant tout derrière eux.

Quarante six ans plus tard, le drame est encore vivace. 

Ariana a grandi dans l’espoir de reconstruire un jour le 14, rue Ilios, la maison de ses grands-parents paternels, là où sont plantées les racines de ce figuier qu’elle a tatoué sur sa peau.

En attendant ce jour où elle espère pouvoir retourner à Varosha, transformée en zone militaire contrôlée par l’armée turque, elle travaille à Nicosie dans le café de son père Andreas, le This Khamenis Polis – le café de la ville perdue.

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