Sur la terre des vivants

livre Sur la terre des vivants

Connaissez-vous les Stolpersteine, ces pavés de métal gravés d’un prénom, d’un nom, d’une date de naissance et d’une date et d’un lieu de mort, parsemés sur les trottoirs de certaines villes allemandes? Enserrés dans les pavés de pierre, devant la dernière adresse de ces victimes du nazisme, ils rendent immortelles, et concrètes, ces existences que la folie nazie a voulu effacer.

Ce sont ces « pierres d’achoppement » qui ont conduit Déborah Lévy-Bertherat à Hambourg, sur les traces de sa famille. De ses arrière-grands-parents, il ne reste rien. Leur quartier, comme de nombreux quartiers de Hambourg, a disparu sous les bombardements anglais pendant la guerre.

L’Altenhaus, l’asile pour les vieillards juifs du quartier d’Altona, a été rasé, remplacé par un immeuble de briques. Seul le vieux cimetière juif, miraculeusement, a survécu aux bombes.

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La Famille

couverture du livre La famille
Il n’est pas aisé de démêler la Famille de la famille.

Sofia et Antonia en savent quelque chose. Depuis leur plus tendre enfance, elles vivent comme deux soeurs, à deux pas l’une de l’autre. Leurs mères Rosa et Lina aussi sont comme deux soeurs qui se soutiennent, les soirs d’angoisse, à attendre leurs maris Joey et Carlo, qui eux aussi sont comme deux frères.

Sofia et Antonia sont inséparables, par la force des choses: à l’école, bien que les fillettes ne sachent rien des activités de la Famille, leurs camarades les fuient et elles ne peuvent compter que l’une sur l’autre.

La Famille ne vous abandonne pas, que le vouliez ou non : lorsque Carlo disparaît mystérieusement, elle continue à prendre soin de Lina.

Nous sommes à Brooklyn, en pleine Prohibition, dans le quartier de Red Hook, et Joey Colicchio devient chef du quartier et bras droit du Patron, Tommy Fianzo.

Pas à pas, nous suivons Sofia et Antonia qui grandissent, avec leurs propres rêves. 

Au lycée, devenues anonymes, Sofia se fait populaire et impétueuse, aussi jolie que frivole. Antonia, discrète et sérieuse, rêve d’études, d’émancipation, et se promet de ne jamais épouser quelqu’un de la Famille.

Alors que la guerre déchire l’Europe et que Joey s’enrichit grâce à elle, Sofia et Antonia comprennent qu’elles ne contrôlent pas tout, et qu’on n’échappe pas à son Destin: la Famille est plus forte que tout.

Roman virtuose, « La Famille » est une extraordinaire histoire d’amitié, mieux, de sororité.

Evidemment, on pense au « Parrain », mais il m’a avant tout évoqué les si beaux romans d’Alice Mc Dermott qui, jusqu’à présent, n’avait pas son pareil pour raconter ce Brooklyn immigré des années 1930.

Emportés dans la narration au présent, nous sommes entrainés dans le sillon de Sofia et Antonia fillettes, jeunes filles, amoureuses, jeunes mariées, jeunes mamans –  et de toute la Famille. 

Le récit vibre de la force des deux amies, des choix qu’elles font, des périodes qu’elles traversent, de leur lien indéfectible. Il vibre de sensations, du souffle des phrases qui s’enchaînent, de l’acuité des mots qui donnent tant de véracité aux scènes, de la puissance que dégage chacun des personnages si justement incarnés, de l’énergie de ces femmes à travers lesquelles on observe la mafia.

A la puissance narrative du roman s’ajoute une dimension cinématographique – et si Sofia Coppola, dans les pas de son père, nous offrait le bonheur de tourner « La famille »? 

Coup de coeur absolu pour cette pépite littéraire, et mention spéciale à la traduction de Jessica Shapiro.

Titre: La famille

Auteur: Naomi Krupitzsky

Editeur: Gallimard

Parution: mars 2023

Hors d’atteinte

couverture du livre Hors d'atteinte de Frédéric Couderc

Parmi tous les nazis désignés comme criminels de guerre au procès de Nuremberg en 1946, un commandant SS n’a jamais été condamné. L’homme, pourtant, est un bourreau aussi pervers et inhumain que Mengele. Médecin, comme ce dernier, il a pratiqué la stérilisation de femmes et la castration d’hommes dans le Block 10 à Auschwitz.

Auparavant, ce médecin a « oeuvré »  au programme Aktion T4, au château de Sonnenstein, qui a euthanasié des milliers de handicapés physiques, mentaux. 

Pendant 16 ans, Schumann a réussi à fuir, s’installant de longues années au Ghana, et il est mort tranquillement en 1983 à Hambourg…

Dans ce roman-enquête extrêmement documenté, Frédéric Couderc va imaginer la traque de cet homme.

Paul Breitner est écrivain – il vit à Hambourg, avec pour seules attaches familiales son grand-père Viktor, un nonagénaire qui a vécu toute sa vie dans ce port de la Hanse. Enrôlé dans l’armée allemande, Viktor était loin de Hambourg lorsque sa famille a sombré dans le bombardement de la ville – l’opération Gomorrhe avait alors tué 45000 personnes.

A la suite d’un évènement, Paul découvre que le voisin de son grand-père était Horst Schumann, un criminel de guerre nazi qui a échappé à toute condamnation malgré les crimes qui lui sont attribués.

Les deux hommes pouvaient-ils avoir un lien? Paul veut comprendre.

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Mungo

livre Mungo de Douglas Stuart

Après un « Shuggie Bain » qui nous avait brisé le coeur par sa lumineuse noirceur, Douglas Stuart nous offre un nouveau héros à l’aura foudroyante. Mungo. Est-ce parce qu’il porte le nom du saint patron de Glasgow, Mungo « le bien-aimé »?

Nous sommes dans les années 1990, Mungo Hamilton a 15 ans et vit dans l’East End à Glasgow, un quartier populaire. 

Son père est mort il y a longtemps, laissant Mo-Maw, la mère alcoolique de Mungo, avec trois jeunes enfants. Mo-Maw, quand elle n’est pas saoule, est souvent aux abonnés absents – elle disparaît des jours entiers, laissant les enfants livrés à eux-mêmes. L’aîné, Hamish, est devenu un chef de bande violent. Avec ses acolytes, il fait les 400 coups, mais ce qu’il aime par-dessus tout, c’est taper sur ses grands ennemis, les catholiques. 

Les Hamilton sont protestants – même si Mungo, ironie de l’histoire, porte le nom d’un saint catholique. Et à Glasgow, les guerres de religion ont encore cours. Jodie, la fille de la fratrie, est une jeune fille appliquée, studieuse, et sert depuis son plus jeune âge de mère de substitution à son petit frère Mungo. Mungo, le doux, le beau, le sensible, Mungo qui ne s’intéresse pas aux filles, et qui un jour rencontre le garçon aux pigeons, James Jamieson. Dans ce monde-là, deux garçons n’ont pas le droit de s’aimer – un garçon protestant et un garçon catholique encore moins. Pourtant, Mungo et James vont prendre ce risque, vivant cachés des autres, et donner l’un à l’autre ce dont ils manquent le plus: l’amour. Ensemble, ils vont découvrir la tendresse des corps qui s’emboîtent, l’initiation aux plaisirs interdits.

Mais dans les cités, les secrets ne durent jamais longtemps. Pour remettre Mungo sur le droit chemin et en faire « un homme », Mo-Maw confie son fils, le temps d’un week-end, à deux inconnus rencontrés aux Alcooliques Anonymes. En route vers le nord de l’Ecosse pour camper près d’un loch où ils doivent pêcher, Mungo comprend que ce week-end pourrait bien ressembler à une descente aux enfers…

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Là où nous dansions

couverture du livre "Là où nous dansions"

Ce roman est une déclaration d’amour vibrante au « berceau du monde moderne qui a inventé la voiture et aimanté les travailleurs et les cultures du monde entier ». Detroit, Michigan. Territoire de pionniers français qui ont fait prospérer son sol noir. Territoire des industriels qui y ont fait fructifier l’économie américaine. Territoire de la musique qui y a fait éclater les plus grandes voix noires américaines.

Juillet 2013, Detroit vient d’être déclarée en faillite. Surendettée, la ville se désagrège depuis des années. Ira, policier d’élite de la ville, observe le coeur serré le Brewster Douglass Project, le quartier de son enfance que l’on détruit.

C’est dans le Brewster qu’on a retrouvé le corps d’un jeune homme, que Sarah, flic en charge d’une unité d’identification des corps que personne ne réclame, va désespérément tenter d’identifier.

Qui a assassiné le jeune homme? 

Ici, le crime a créé un abîme entre les hommes. « Un trou où l’humanité s’est dissoute, où l’on ne tue pas sur ordre, pour sauver ou gagner sa vie, mais pour rien, par désoeuvrement. La vie n’a plus de valeur. »

Sarah est blanche et a grandi dans la banlieue de Detroit, là où se sont installées les familles blanches qui, des décennies plus tôt, ont déserté la ville.

Ira est noir, et Detroit a façonné sa destinée et celle de sa famille. 

Quel gosse devient-on quand on grandit au Brewster Project? Certainement pas un flic – et pourtant Ira est devenu ce flic qui confronte ses anciens copains du Brewster à leurs crimes.

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Le bureau d’éclaircissement des destins

couverture du livre Le bureau d'éclaircissement des destins

A Bad Arolsen, en Allemagne, l’International Tracing Service fête cette année ses 75 ans. Créé en 1948, c’est le plus grand centre d’archives et de documentation sur les millions de victimes du nazisme.

Nous sommes ici pour servir les millions de victimes de cette guerre. Nous les servons quels que soient leur histoire, leur pays d’origine, leurs opinion politique ou leur religion. Nous servons les morts et les vivants, c’est notre devoir et notre honneur 

C’est là, dans ce lieu singulier logé au coeur de la Hesse, et marqué par l’histoire SS, que Gaëlle Nohant situe son nouveau roman.

Irène est archiviste enquêtrice à l’ITS – française expatriée en Allemagne dans les années 1990, elle est arrivée par hasard au sein des archives et a développé une passion pour ce métier d’investigation appris auprès d’Eva Volmann, une femme particulièrement marquée par la guerre.

Parmi les archives, constituées de tous les documents qu’il a été possible de réunir après la guerre, depuis les dossiers des camps de concentration et d’extermination que les nazis n’ont pas eu le temps de détruire, aux documents personnels qui lui ont été transmis, l’ITS a réuni un fonds d’objets retrouvés dans les camps.

 

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Le dernier des siens

photo du livre Le dernier des siens

Voici mon dernier coup de coeur de l’année 2022, et quel coup de coeur!

Auguste, un jeune naturaliste français, est en mission pour le musée d’histoire naturelle de Lille.

Nous sommes en 1835, au large de l’Islande, et il assiste au massacre d’une colonie de grands pingouins par des pêcheurs. Il en sauve un, qu’il compte envoyer à Lille pour enrichir la collection du musée.

Mais de retour chez lui, aux Orcades, après des jours passés à observer le pingouin, un attachement inattendu se dessine entre l’homme et le pingouin. Un cri comme une manifestation de joie, un dandinement du pingouin qui se dirige vers lui, un frottement de bec contre la jambe de son pantalon: soudain Gus réalise toute sa responsabilité à l’égard du volatile. 

Il se réveilla. Quelque chose de dur venait de gratter son cuir chevelu, quelque chose qui ressemblait à une pierre plate, un peu froide, ou quelque chose de pointu qui lui tirait les cheveux, mèche par mèche, sans lui faire mal, juste assez pour qu’il s’en rende compte. Sa tête reposait sur son bras au-dessus du panier. Il ne sentait pas Prosp sous lui. Il craignit de l’avoir écrasé. Il tourna la tête et vit un long cou qui s’agitait, sans tête, contre sa tempe. Et il comprit que Prosp, avec délicatesse, lui lissait les cheveux comme lui-même lui avait lissé ses plumes quand il muait, l’épouillait peut-être comme on ôte les parasites d’un pingouin ami.

Convoité par d’autres hommes, trop attaché à lui pour le livrer au musée, Gus fuit avec celui qu’il va prénommer Prosp. 

Aux îles Féroé, où il va se réfugier avec Prosp, Gus se retrouve confronté à un cas de conscience: doit-il rendre Prosp aux siens, pour qu’il puisse vivre sa vie de pingouin, et trouver une compagne?

Mais les congénères de Prosp, chassés pour leurs plumes qui feront des édredons douillets et pour leur chair grasse qui coule sur le menton des marins, sont devenus rares.

Gus  va être confronté à une triste réalité: Prosp est le dernier de son espèce. Le dernier des siens: « un spécimen unique, un fossile bientôt incrusté dans un rocher au bord de la mer ». 

Il va mesurer la fragilité du vivant, alors que le monde scientifique commence à peine à questionner la disparition des espèces. 

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Nous voulons tous être sauvés

couverture du livre Nous voulons tous être sauvés

Depuis le jour de ma naissance, je ne fais que semer le désordre: des excès en pagaille, des impulsions que j’ai suivies sans réfléchir, dans le bonheur comme dans le malheur. C’est la seule façon de vivre que je connaisse, je n’arrive pas à échapper à cette férocité; s’il y a un sommet, il faut que je l’atteigne; s’il y a un abîme, il faut que je le touche ».

Daniele a vingt ans, et il vient d’intégrer l’unité psychiatrique d’un hôpital pour une semaine – une hospitalisation sans consentement, suite à un énième excès, pendant laquelle il devra se soumettre à des soins.

Derrière ce trop plein de fêtes, d’absorption de substances chimiques en tout genre, de moments euphoriques et de chutes vertigineuses, Daniele cherche désespérément un sens à la vie. Un sens qui lui explique ses peurs, la mort. Il éprouve une révolte constante pour le malheur des autres.

Soutenu par ses parents aussi aimants qu’impuissants, Daniele est allé de traitement en traitement depuis deux ans, mais aucun ne semble pouvoir l’aider à sortir de cet enfer solitaire.

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Chaplin

photo du livre Chaplin de Michel Faucheux

Une canne, un chapeau melon et une petite moustache ont suffi, de son vivant, à le faire passer à la postérité. Drôle, émouvant, provocateur, The Tramp (Charlot, en France) a fait de son créateur l’un des plus grands acteurs et des plus grands cinéastes du 20e siècle.

Dans cette formidable biographie, Michel Faucheux, décortique la dualité complexe de Chaplin, à travers une analyse très fine de son avatar Charlot, de ses films, et de ses relations avec les femmes.

Né en 1889 à Londres dans une famille d’artistes, Charles Spencer Chaplin est livré très tôt à lui-même: le père a déserté le foyer, et sa mère Hannah est régulièrement hospitalisée pour des épisodes psychotiques. Son frère Sydney et lui sont placés, et suivront peu à peu la voie de leurs parents. A neuf ans, Chaplin est engagé dans une première troupe d’artistes, il a un sens inné du spectacle qui le conduira jusqu’en Amérique, où le cinéma l’attend. Acteur du cinéma muet, surdoué, exigeant et perfectionniste, il passera vite à la réalisation en mettant au point sa méthode de tournage, tout en peaufinant son double à l’écran, qu’on surnommera The Tramp.

Chaplin est « un poète qui fait du comique une vision du monde », il dénonce les faibles, les opprimés, son personnage devient une star à travers le monde.

Chaplin a réussi à échapper à la misère, s’enrichit, séduit les femmes. En épouse certaines. Et éprouve une attirance dérangeante pour les jeunes filles de 16 ans – qu’on relie à sa première expérience amoureuse, qu’il tenterait peut-être de vouloir revivre… Malgré sa réputation gravement égratignée par l’une d’elles, il rencontre celle qu’il a cherché toute sa vie: Oona O’Neill. Il a 53 ans, elle 17 et sort d’une relation avec JD Salinger – ensemble, ils auront huit enfants.

Dans son art, Chaplin n’a eu de cesse de pratiquer la dénonciation politique, allant jusqu’à défier Hitler dans un de ses plus grands films, Le dictateur. Mais son engagement se retourne contre lui aux USA, qui n’apprécient peu la situation diplomatique délicate où ils ont placés, et apprécient encore moins ses discours pro-russes. Chaplin est rattrapé par la chasse aux sorcières de McCarthy. Il quitte l’Amérique pour un voyage en Europe, mais le territoire américain lui sera désormais interdit. Il s’installe alors en Suisse avec sa famille, où il mourra en 1977.

Charlie ou Charlot, les deux s’enchevêtrent dans une narration pointue et passionnante, tant pour les amateurs de biographies que pour les cinéphiles.

Evidemment, cette biographie donne envie de replonger dans les films de Chaplin, mais aussi d’explorer davantage son histoire avec la captivante Oona. A suivre!

Titre: Chaplin

Auteur: Michel Faucheux

Editeur : Folio (collection Folio Biographies)

Parution: 2012

Crier son nom

Photo du livre Crier son nom

N’y allons pas par quatre chemins: j’étais à ça d’abandonner ce roman pourtant tant attendu.

Il y a deux ans, j’avais eu un énorme coup de foudre littéraire pour « Napoli mon amour », d’Alessio Forgione.

Le nouveau héros de Forgione s’appelle Marco. Cet adolescent de quatorze ans, qui habite un quartier difficile de Naples, a eu bien du mal à m’embarquer. Il faut dire que le foot, ce n’est vraiment pas mon truc, et que Marco joue au foot, que le foot occupe ses journées et ses week-ends, et une bonne partie du début du roman – c’était terriblement ennuyeux pour moi.

Alessio Forgione nous avait pourtant déjà fait part de son amour du foot dans Napoli mon amour, mais au moins, Amoresano, son héros, n’y jouait pas. Il se contentait de regarder les matchs du SC Napoli.

Finalement, quelque chose en Marco a dû me toucher, parce j’ai continué ma lecture.

Marco vit avec son père, dans le grand appartement que sa mère a abandonné quelques années plus tôt. Depuis, elle n’a plus donné aucune nouvelle, et son absence laisse un trou béant dans le coeur de Marco. Son père et lui ont peu à se dire, quand ils se croisent pour dîner. C’est un père triste, un peu largué, qui essaie de veiller au mieux sur son fils, l’accompagne à ses matchs le dimanche, le réprimande pour ses notes catastrophiques au lycée. Sans vraiment voir ce qui se passe à côté.

Marco s’en fiche, du lycée. Il étudie le latin, et il a horreur de ça. Il préfère traîner dans le quartier avec son meilleur ami Lunno, son aîné de deux ans qu’il admire.

Lunno et Marco montent des petites combines, en cachette, achètent un scooter, en cachette, et les choses se compliquent davantage pour Marco. 

Lorsqu’il rencontre Serena, il découvre le bonheur d’avoir une petite amie. Pour un garçon qui a été abandonné par sa mère, ce n’est pas simple d’accepter l’amour, mais peut-être qu’un horizon plus lumineux se dessine pour lui.

Pourtant, quelque chose plane. Quand on a lu « Napoli mon amour », on sait que la fatalité nous guette  au tournant.

La vie n’est rien d’autre qu’une attente inconsciente. Puis elle arrive, et ça fait mal
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Stern 111

couverture du livre Stern 111 de Lutz Seiler

Le 10 novembre 1989, le lendemain de la chute du mur de Berlin, Inge et Carl Bischoff envoient un télégramme à leur fils Carl: ils ont décidé de quitté leur Thuringe natale pour réaliser leur rêve, partir à l’Ouest. Ils confient à Carl la garde de leur appartement de Gera, avant qu’il ne les conduise à un poste-frontière, d’où ils entameront leur périple, laissant Carl de longues semaines sans nouvelles.

On ne sait pas grand chose de Carl, sinon qu’il a été maçon, qu’il a repris des études, et qu’il veut devenir poète. Entre les murs solitaires de l’appartement familial, son errance débute en remontant les souvenirs, et en entretenant le patrimoine familial, la vieille Shiguli de son père – une Fiat fabriquée en Russie.

Quel étrange sentiment de voir ce jeune homme soudain abandonné par ses parents, partis vivre leur vie et le condamnant à rester – dans l’ordre inverse des choses.

Cela faisait des années que Carl n’habitait plus chez ses parents, mais par moments il se sentait soudain orphelin, abandonné, comme un enfant sans lumière à la fenêtre. Ce n’était pas le départ, la séparation, cet abandon aisé à nommer et à concevoir, mais l’autre abandon; il ne reconnaissait plus ses parents. Il ne savait plus qui ils étaient – en réalité.

Carl n’a pas l’âme aventurière de ses parents: le jour où il décide d’abandonner Gera à bord de la Shiguli, il part à Berlin, mais reste dans la partie Est, où « La moitié de la ville n’était qu’un enchevêtrement inextricable de cicatrices ». Dans le coffre, il a entassé des bocaux, de la viande congelée qui finira par pourrir malgré le froid de décembre, un duvet et les outils précieux de son père. La Shiguli, des semaines durant, lui offre l’asile de son toit, et l’argent pour survivre comme taxi clandestin.

Venu se réfugier par hasard au Theater 89, il rencontre ceux qui vont l’accueillir: de jeunes anarchistes qui veulent préserver les immeubles de Mitte et Prenzlauer Berg en les squattant, et empêcher les promoteurs de les détruire. Menés par le charismatique « berger » Hoffi et sa chèvre Dodo, ils mènent « l’A-guérilla » (la guérilla de l’Association des travailleurs) et veulent construire dans les sous-sols de leur immeuble, envahis de cloportes, un kolkhoze souterrain anticapitaliste. Avec ses outils, Carl le maçon va s’atteler à la tache, et bientôt va naître le bar Le Cloporte (« die Assel » sera un des hauts lieux de cette scène berlinoise), tandis que le Berger revend le mur de Berlin en pièces détachées.

A Berlin, Carl retrouve Effi, dont il est amoureux depuis l’enfance, et essaie de se faire une place sans réelle ambition, si ce n’est écrire et faire publier ses poèmes. Pourtant, malgré la communauté qui l’entoure, Carl ressent plus la solitude que l’épanouissement collectif, et n’arrive pas à aller au-delà des vingt poèmes qu’il a écrits.

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La fin d’une ère

couverture du livre La fin d'une ère d'Elizabeth Jane Howard

Le rideau se referme sur la grande saga des Cazalet, et c’est comme assister à la dernière d’une pièce de théâtre: on démonte le décor, bientôt il ne restera plus rien, si ce n’est un souvenir dans nos coeurs.

Et quel souvenir! Depuis ce mois d’avril 2020 où ils sont entrés dans nos vies de lecteurs jusqu’à la sortie de ce cinquième et dernier volume, ce ne sont pas deux ans qu’on a le sentiment d’avoir partagés avec les personnages, mais toute une vie. Les adieux sont d’autant plus tristes, et pourtant on se sentira éternellement reconnaissants envers Elizabeth Jane Howard de nous avoir offert ces derniers moments, écrits dix-huit ans après Nouveau départ.

C’est une nouvelle ère, neuf ans après les avoir quittés, qui augure à la fois du déclin d’une période, et du début d’une autre.

La Duche, née sous le règne de la reine Victoria, s’éteint sous celui d’une toute jeune souveraine, Elizabeth II. 

Que vont devenir Hugh, Edward, et Ruppert, alors que l’entreprise familiale connaît des difficultés économiques, que va devenir Rachel, affranchie de ses parents? Home Place, refuge de la famille, a-t-il encore une raison d’être? 

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Cléopâtre et Frankenstein

couverture du livre Cléopâtre et Frankenstein

Quand il se rencontrent un soir de Saint-Sylvestre dans le monte-charge d’un immeuble bobo de TriBeCa, c’est comme si se rejouait devant nous la rencontre de John John Kennedy et Carolyn Bessette tant Frank et Cleo leur ressemblent… derrière leur beauté stylée, leur grain de folie et les fêtes new yorkaises pailletées de coke, le pire est à venir.

Cleo a vingt-quatre ans, un magnifique visage aux yeux clairs encadré de longs cheveux blonds, et un visa étudiant qui arrive à expiration. Frank a vingt ans de plus, la beauté brune et assurée de celui à qui tout réussit.

Coup de foudre, coup de tête et mariage théâtral entourés d’amis déglingués, comme eux: la vie à Manhattan ressemble à une débauche permanente d’alcool, de drogues et de sexe,

Vous l’aurez compris, Frank et Cleo sont deux êtres amochés. Elle, une artiste, a fui Londres à la mort de sa mère. Lui, publicitaire, s’est construit tout seul. Et leurs démons ne sont jamais loin. 

Quand la part la plus sombre de toi rencontre le plus sombre en moi, cela crée de la lumière

avait écrit Frank dans ses voeux de mariage.

Après l’euphorie des premiers mois de mariage, Cleo est rattrapée par la dépression, et se sent de plus en plus incomprise par Frank qui croit voir la vie plus belle en se noyant dans l’alcool. Et ne voit rien.

Deux personnes cassées peuvent-elles se sauver l’une l’autre?

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L’île haute

couverture du livre L'île haute de Valentine Goby

Un roman de Valentine Goby, c’est la promesse d’une lecture marquante, que ce soit par la richesse de langue, travaillée au cordeau, que par la puissance romanesque insufflée à ses histoires.

« L’île haute » ne fait pas exception à tout cela.

On y découvre Vadim Pavlovich, un jour de janvier 1943, au bout d’un long voyage en train vers Savoie. Là, ce petit parisien asthmatique va réapprendre à respirer dans l’air vivifiant de la montagne qui le fascine, tout en devenant Vincent Dorselles.

Il n’écoute pas, il a de la montagne plein les yeux, les tympans, les poumons, les synapses, il est envahi de montagne, elle est trop immense, trop étrange, trop nouvelle pour qu’il s’en détache. Ce sera facile d’être un autre ici

Recueilli par les Ancey dans leur ferme de montagne, le jeune garçon se glisse dans une nouvelle vie pleine de surprises.

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Une terrible délicatesse

couverture du livre "Une terrible délicatesse"

Si vous avez vu la série The Crown, peut-être aurez-vous encore en mémoire cet épisode de la saison 3 qui relate le terrible effondrement d’un terril dans la ville minière d’Aberfan, au Pays de Galle.

C’est là que démarre ce roman, en octobre 1966.

Chez les Lavery, on est embaumeur de père en fils. William Lavery vient de valider avec succès sa formation lorsque la catastrophe d’Aberrant survient. Des dizaines de personnes sont ensevelies sous les tonnes de résidus de charbon qui ont ravagé l’école et les maisons. Des décombres ne sortent plus que des corps sans vie, et on réclame le soutien d’embaumeurs pour renforcer une équipe épuisée.

Cette expérience va briser William, qui était sur le point d’épouser Gloria et de fonder avec elle une famille. Le traumatisme lié à la mort de tous ces enfants va rouvrir les blessures de sa jeune existence déjà malmenée.

Depuis cet évènement dramatique qui va cristalliser tous les traumatismes de William, l’histoire remonte le cours des évènements: le bonheur d’entrer dans la choeur de Cambridge à l’âge de 10 ans avec sa voix exceptionnelle qui doit lui offrir le rôle convoité de soliste, jusqu’à ce changement de trajectoire vers le métier d’embaumeur. 

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On était des loups

couverture du livre "On était des loups"

Il a choisi de vivre à l’écart du monde, à des jours de marche de la première ville, au milieu des montagnes et des forêts. Liam a fui les hommes, et là haut, avec Ava et leur petit Aru, ils vivent en autonomie – elle cultive leur potager, et lui part de longues journées chasser, seul avec le gros, son cheval.

Ce jour-là, de retour après avoir traqué un loup qui menaçait sa famille, Liam retrouve Ava tuée par un ours. Il retrouve Aru prostré sous sa mère, indemne.  

Sorti de sa sidération, Liam réalise que sans Ava, il n’y a pas de place dans sa vie. Ce petit, c’est elle qui l’a souhaité. Mais comment élever un enfant, ici, seul? Comment l’aimer, cet enfant?

Moi j’aimais Ava et je ne veux pas que le môme prenne sa place

Il prend sa décision très vite: cet enfant, il le confiera à d’autres, qui sauront l’élever. 

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Quand tu écouteras cette chanson

 Quand tu écouteras cette chanson
Lola Lafon

La mémoire est un lieu dans lequel se succèdent des portes à entrouvrir ou à ignorer »

C’est dans cette métaphore que Lola Lafon va errer une nuit d’août 2021, parcourant seule, de pièce en pièce, le Musée Anne Frank – à côtoyer le vide, à se confronter à l’absence, comme le voulut Otto Frank en 1960.

Trouver dans cette nuit sa vérité et affronter le déni de son histoire familiale. « Mes nuits sont celles d’un imposteur sur le point d’être démasquée »

Au coeur de l’Annexe, les réflexions de l’écrivaine convergent naturellement vers l’écriture du journal d’Anne Frank, présenté à sa sortie comme « l’oeuvre spontanée d’une adolescente » sans faire mention de tout le travail de réécriture qu’avait effectué Anne Frank, un vrai travail d’écrivain. « Anne désirait être lue, pas vénérée ». Or, Anne Frank est devenue l’objet d’un culte qui pose une question : à qui appartient Anne Frank?

Lola Lafon fait une analyse passionnante et émouvante de la portée du journal, de ce qu’on a voulu en faire, de ce qu’on a voulu en taire, des messages porteurs d’espoir qu’on en a détournés pour oublier ceux qui exprimaient la colère et le réalisme d’une guerre vue par une adolescente prisonnière « soumise à une peine sans fin ». Des mots « Shoah », « régime nazi » que l’éditeur américain a occultés, d’une histoire « trop juive, trop triste » que le théâtre a transformé en « de jolis moments de comédie faisant ressortir une situation tragique » pour que le public américain y adhère. 

De ses discussions avec Lauren Nussbaum, un des derniers témoins à avoir bien connu les Frank, elle aide à entrevoir Anne Frank sans le fantasme qu’ont créé les 30 millions d’exemplaires vendus.

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La mémoire de l’eau

couverture du livre La mémoire de l'eau

24 heures dans la vie d’une femme – ou comment, en une journée, une femme va remettre en perspective toute sa vie.

Ellie a passé tous ses étés dans la maison de vacances construite par son grand-père à Cape Cod. Surnommé le « Palais de papier » à cause de ses cloisons bon marché qui s’effritent, le bungalow spartiate renaît chaque été, en même temps qu’on en chasse les souris et toutes les bêtes qui y ont fait leur nid pendant l’hiver. Le luxe de la maison réside dans le Bois Sauvage où elle a été érigée, et dans le lac et l’océan dont elle jouit.

C’est un nouveau soir d’été, où les amis de toujours se retrouvent, boivent, et où tout bascule entre Ellie et Jonas, son meilleur ami depuis leur tendre enfance.

Au petit matin, face à cet étang qui depuis 50 ans a été témoin des drames de sa famille, Ellie sait qu’elle va devoir faire un choix: poursuivre son chemin comme si de rien était auprès de son mari Peter et de leurs trois enfants. Ou alors, bifurquer, tout quitter, pour rejoindre Jonas, à qui son coeur appartient depuis quatre décennies.

En alternant les heures qui s’égrènent jusqu’au choix qu’elle va devoir faire, les flashs se succèdent en remontant le passé, revisitant les moments fondateurs de l’enfance, et remémorant les secrets scellés par les promesses. 

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L’octopus et moi

Couverture du livre L'octopus et moi

C’est l’histoire d’une rencontre, et d’une renaissance.

En pleine nuit, sur l’isthme d’Eaglehawk Neck, en Tasmanie, Lucy sauve in extremis une pieuvre des roues d’une voiture. Mue par un instinct atavique, la pieuvre voulait gagner l’océan en traversant cette langue de terre, pour y pondre ses oeufs…

Mais Lucy ne peut éviter le choc avec la voiture, et elle chute lourdement – occasionnant des blessures salvatrices. 

« Elle est meurtrie, brisée et libérée »

Car la jeune femme se remet d’une double mastectomie – après l’épreuve du cancer, la reconstruction de sa poitrine a eu des conséquences inattendues, complexifiant la cohabitation de son nouveau « moi » avec les autres, et notamment son petit ami Jem. Lucy a perdu de vue celle qu’elle est.

Sa rencontre fortuite avec la pieuvre, ce regard échangé avec elle et le contact de son tentacule enroulé avec confiance autour de son poignet vont offrir à Lucy la possibilité d’une reconquête de soi, à travers les rencontres et les choix déterminants qu’elle va faire.

Cette histoire est d’une originalité et d’une beauté incroyable. 

Car Erin Hortle raconte d’une façon extraordinaire comment se tissent les liens (souvent invisibles) entre les hommes, les animaux, et la nature. Comment l’histoire est perçue, à hauteur d’homme, et à hauteur d’animal. 

Elle invente une langue aussi imagée que rythmique, où les animaux marins (pieuvre, phoques) chorégraphient l’histoire dans un ballet narratif poétique, sensoriel et émotionnel. 

Rarement il m’a été donné de lire des lignes aussi réalistes dans leur créativité, aussi criantes d’animalité. Rarement il m’a été donné de sentir à quel point les vies des hommes et des animaux faisaient écho les unes aux autres, pouvaient être aussi imbriquées les unes dans les autres.

Je laisse mon corps flotter d’avant en arrière et d’arrière en avant et d’arrière en arrière dans les courants les vagues qui bouillonnent tourbillonnent tout autour de moi et mes tentacules bouclent tournoient s’enroulent dans l’eau qui pétille contre moi et je suis légère je dérive je me laisse guider jusqu’à l’endroit où l’eau est pleine et languide où les courants ondulent en longues arches océans. Je touche-goûte-vois l’eau si propre si claire si pleine si prête si parfaite pour mes oeufs et l’eau s’enroule autour de moi et caresse ma douleur et mon corps est plein il est prêt.

« L’octopus et moi » est un roman engagé. Erin Hortle questionne le rapport au corps des femmes, la sexualisation des « attributs » féminins, et la réappropriation de notre corps.

Elle interroge également notre relation à l’écologie. Mais sa grande force est de laisser la place au doute, de ne pas se vouloir manichéenne ou moralisatrice.

Si vous avez eu la chance de voir le formidable documentaire « La sagesse de la pieuvre »  sur Netflix, « L’octopus et moi » résonnera particulièrement en vous.

Mais que vous l’ayez vu ou pas, je vous recommande à tous cette lecture lumineuse et vibrante, enveloppée de la beauté sauvage des paysages austraux.

Traduction: Valentine Leÿs

Titre: L’octopus et moi (The Octopus and I)

Auteur: Erin Hortle

Editeur: Dalva – poche chez 10/18

Parution : 2021 (poche 2022)

Eté après été

photo du livre Eté après été d'Elin Hilderbrand

Voilà un excellent candidat au « livre qu’il faut absolument emmener en vacances » (enfin, si vous réussissez à ne pas le lire avant!).

Elin Hilderbrand nous avait régalés avec « Un été à Nantucket » l’an dernier, elle récidive cette année avec « Eté après été ». 

Elle aime l’été, et nous on aime les étés à Nantucket avec Elin Hilderbrand! 

Car oui, ce nouveau roman se passe encore (et pour notre plus grand plaisir) à Nantucket.

Mallory Blessing et Jake McCloud ont la vingtaine lorsqu’ils se rencontrent en 1993, à l’occasion de l’enterrement de vie de garçon de Cooper, le frère de Mallory. Après une expérience de vie décevante à New York, elle s’est installée à Nantucket. La rencontre avec Jake est une évidence, et Jake est prêt à plaquer Ursula, sa relation de longue date. Mallory, elle, n’est absolument pas prête à plaquer Nantucket. 

Ils vont prendre une décision qui va engager leur vie: tous les ans, ils se retrouveront chez Mallory pour le week-end de la fête du travail à la fin de l’été. Peu importe leur future situation maritale, ils s’attendront chaque année pendant 362 jours et ne se contacteront qu’en cas d’absolue nécessité. Comme dans le film « Même heure, l’année prochaine », que vénère Mallory.

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La peau des filles

Livre La peau des filles de Joanne Richoux

Elles sont trois trentenaire – tellement loin de ce que je pouvais être au même âge que soudain je me suis sentie vachement vieille, et j’ai bien cru que je ne parviendrais pas à les aimer.

Trois filles paumées qui paraissent à peine sorties de l’adolescence. 

Louise souffre d’un « trouble anxieux généralisé » et vient d’abandonner son poste de journaliste et carbure au Xanax. Rose, elle, vient de divorcer de Léandre et soumet son corps à des tortures obsessionnelles.

Jenna est strip-teaseuse, et, contrairement aux deux premières qu’elle a du mal à supporter, elle assume parfaitement son corps (sexy) et sa vie (libre) – jusqu’à l’appel qui lui annonce que son père est hospitalisé. 

Elle quitte Grenoble pour retourner voir sa famille en Auvergne, suivie de Louise et Rose décidées à soutenir leur copine – que Jenna voit plutôt comme deux insupportables boulets.

Mais elle se laisse convaincre de poursuivre cette échappée vers St Jean de Luz, dans la maison de vacances des parents de Rose.

Là, elles vont apprendre à se délester du poids encombrant des angoisses, faire des rencontres, laisser parler leurs corps, apprivoiser la liberté, le désir, les névroses et tenter la possibilité d’être enfin, peut-être, en accord avec elles-mêmes.

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Des souris et des hommes (nouvelle traduction)

couverture du livres Des souris et des hommes

Le 4 juin 2017, dans un post sur Instagram où je parlais de ma relecture de « Des souris et des hommes », j’écrivais:

« L’oeuvre est toujours aussi puissante, même si la traduction française paraît un peu vieillotte avec des tournures de phrases, surtout dans les dialogues, qui ont fait leur temps et gagneraient un peu à être dépoussiérées. Mais je chipote… »

C’était la traduction de Maurice-Edgar Coindreau, qui faisait référence depuis 1955, et à laquelle succède celle d’Agnès Desarthe – qui devait être alignée avec mes pensées!

Lorsqu’on lit cette nouvelle traduction, on est tenté de faire une étude comparative des deux textes, de vouloir comprendre ce qu’elle a voulu non pas améliorer, mais ce qu’elle a perçu, elle, de l’oeuvre de Steinbeck.

Récemment encore, j’avais un regard indifférent sur le fait qu’une femme traduise un texte d’homme, et vice versa. Le mouvement Woke a soulevé des questionnements, par ses allégations parfois très poussées affirmant qui avait le droit de traduire quoi. Comprendre un texte, le mettre en mots dans une autre langue: un traducteur peut-il avoir ses limites (culturelles, sexuelles par exemple)? Ou un travail en amont du sujet (comme je l’observe chez les traducteurs que je suis ici) peut-il suffire à s’approprier ce texte? Finalement, chacun doit connaître ses propres limites, savoir ce qu’il se sent capable de traduire, ou pas.

En aucun cas je ne dirai qu’Agnès Desarthe, en tant que femme, était illégitime pour traduire l’immense texte de Steinbeck.

Bien au contraire, son travail est très proche de celui de Coindreau. La différence se joue dans les détails, dans des descriptions parfois plus imagées, dans des mots qui depuis 1955 sont entrés dans le langage commun. Les pantalons et vestes en serge de coton bleue à boutons de cuivre chez Coindreau sont devenus du denim, une étoffe brute avec des boutons en laiton. Le chapeau de feutre est devenu un Stetson, ou le palefrenier un negro de palefrenier (censure annulée?). On vouvoie parfois à la place du tutoiement. Mais au-delà de ce passe-passe de mots, la différence se joue surtout dans un texte où affleure une dimension plus poétique et raffinée, là où Coindreau était plus rustique, plus rural.

Pour autant, cela ne change rien à l’histoire poignante de George et Lennie, duo improbable dont l’universelle fraternité et l’injuste destin traversent les décennies. 

Fidèle à Steinbeck, là où peut-être on aurait aimé voir la romancière prendre le dessus et trahir pour réinventer une fin heureuse, Desarthe ne nous a pas épargné d’avoir le coeur brisé en refermant la dernière page. 

Et elle nous offre, avec ce très beau texte, la possibilité de (re)lire avec un plaisir infini ce chef-d’oeuvre de la littérature américaine.

Titre: Des souris et des hommes (Of mice and men)

Auteur: John Steinbeck

Editeur : éditions Gallimard

Parution (nouvelle traduction): avril 2022

D’acier

couverture du livre D'acier de Silvia Avallone

C’est un lundi matin d’été, il n’y a personne chez Anna. 

Francesca est montée d’un étage la rejoindre. Enfermées dans la salle de bain, fenêtre et rideau ouverts, elles vont se donner en spectacle aux voisins d’en face. Les barres d’immeubles gris ressemblent à des niches d’urnes funéraires, les enfants pissent dans les escaliers, mais pendant quelques minutes les deux gamines de treize ans vont envoyer du rêve de starlettes, maquillées à outrance. Devant le miroir, pendant que le CD chante « The summer is magic, is magic », elles se déhanchent, font valser soutien-gorge, t-shirt, culotte à fleurs et string, nues face à la fenêtre et aux voisins, elles se caressent, secouent leurs cheveux, s’effleurent du bout des lèvres, « se meuvent comme deux tentacules » jusqu’à ne plus savoir quoi faire de tout ça, jeu ou vertige, alors elles s’arrêtent. Cet été-là, elles découvrent le pouvoir de leur beauté, le regard des garçons qui les déshabillent, les baisers avec la langue, les frissons sur la peau qu’on touche et qui devient comme un fluide chaud.

Anna et Francesca sont les reines du quartier, des plantes sublimes montées en tige quand les autres filles sont encore des boutures insignifiantes ou des mauvaises herbes, et quand elles traversent la via Stalingrado, elles deviennent les reines de la plage, où leurs corps fuselés de femmes font tourner la tête des garçons.

Tous les jours, la même histoire. L’éternel va-et-vient d’Anna et Francesca entre la mer et les cabines, les cabines et la mer. Sous la douche, derrière le bar. Puis de nouveau dans l’eau. Toujours ces mêmes allées et venues, Anna et Francesca devant, les mecs derrière. Et les boudins qui sont là à regarder.

Elles ont des rêves, à commencer par quitter ce quartier sordide de bord de mer, offert comme une gratification quarante ans plus tôt aux métallos de la Lucchini – mais le rêve, il est en face, sur l’île d’Elbe, où les ferries conduisent les touristes, où les lumières clignotent la nuit dans les villages, comme dans les crèches de Noël.

Depuis la petite enfance, Anna et Francesca sont amies à la vie à la mort, toujours main dans la main, la brune et la blonde, à l’école, sur la plage, dans la cour de l’immeuble. Elles s’aiment, inconditionnellement. Mais l’apprentissage sensuel de cet été, les garçons qui s’immiscent entre elle, rebattent les cartes.

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La vie parfaite

A quoi tient une vie parfaite? 

Adele, dans une vie parfaite, quitterait la cité des Lombriconi dans la voiture rutilante de Manu, et ensemble, ils auraient ce bébé qui emplit son ventre et sa vie.

Dans une vie parfaite, Dora marcherait normalement sur ses deux jambes, et son ventre devenu fertile lui offrirait le bébé qui ne veut pas venir.

Mais dans cette vraie vie, Adele est une Bolofeccia, la racaille des cités de Bologne – elle a dix-huit ans, a quitté le lycée, et elle est sur le point d’accoucher d’un bébé dont elle ne sait pas quoi faire, sans perspective dans sa cité qui n’offre aucun avenir. A cinquante minutes de chez elle, dans les beaux quartiers de Bologne, Dora est une Bolobene mais son aisance financière ne suffit pas à combler le vide qui a creusé la vie, et épuisé le couple de cette battante qui a pourtant surmonté un lourd handicap. Le besoin d’être mère la dévore plus chaque jour, mais elle ne peut renoncer à ce désir viscéral de maternité. 

Dans un ballet parfaitement réglé, mais qui pourtant réussit à nous surprendre jusqu’au bout, leurs destins ne cessent de se rapprocher dans la chorégraphie savamment orchestrée de personnages tout aussi cabossés qui gravitent autour d’elles. Il y a Manu, le petit voyou dont Adele est enceinte et qui purge sa peine de prison. Fabio, le mari de Dora, qui cache ses blessures d’enfance derrière l’assurance d’un architecte prometteur. Zeno, le voisin d’Adele, garçon étrange et brillant, à cheval sur ces deux mondes aux frontières étanches. Rosaria, la mère dépassée qui voit sa fille commettre les mêmes erreurs qu’elle. D’un côté ou de l’autre de la ville, tous portent les plaies encore ouvertes de leurs existences malmenées. 

Ces plaies palpitent, comme l’écriture de Silvia Avallone. Les dialogues portent le verbe haut, dans leurs incertitudes les femmes se font farouchement déterminées, véhémentes. Silvia Avallone écrit le malaise social, les laissés pour compte, l’autre versant du rêve italien. Avec son réalisme brut, « La vie parfaite » casse notre fantasme de la dolce Vita, et nous offre un regard féminin percutant sur la littérature italienne.

Traduction: Françoise Brun

Titre: La vie parfaite (Da dove la vita è perfetta)

Auteur: Silvia Avallone

Editeur: Liana Levi

Parution: 2017

Il est des hommes qui se perdront toujours

couverture du livre Il est des hommes qui se perdront toujours

« Je te propose un voyage dans le temps, via Planète Marseille » : sur le son de IAM, retour aux années 80 et à l’enfance de Karel, Hendricka et Mohand Clayes, trois gamins de la cité Artaud à Marseille.

Aux beaux jours, les chansons d’amour de Whitney Houston, Johnny, Cheb Hasni ou Khaled s’échappent des fenêtres de la cité Artaud. « L’amour existe, mais dans un monde qui n’est pas le nôtre, un monde où personne ne jette sa poubelle par la fenêtre ni ne met le feu aux paillassons », un monde où les pères ne brutalisent pas leurs enfants, comme derrière la porte de l’appartement 619. Des enfants beaux comme des dieux, si on exclue Mohand le petit dernier, né avec toutes les déficiences possibles, et qui lui vaudront la haine encore plus insensée du père. 

A côté du manque d’argent et de nourriture, la violence et les humiliations sont le lot quotidien des enfants Clayes. 

Alors souvent, après l’école, ils s’échappent: auprès des gitans du Chemin 50, ils découvrent ce qu’est une vie de famille, même marginale. Quelques années plus tard, l’amie d’enfance, Chayenne, devient l’amoureuse de Karel, petite gitane qui l’ensorcelle de son désir insatiable. Forts de leur amour, ils n’ont plus qu’un rêve, quitter cette vie-là. Car la seule issue possible pour Karel, c’est fuir ses origines, mais est-il pour autant possible de se dépouiller de la haine qui l’a construit et de la culpabilité d’avoir laissé là-bas ce petit-frère si vulnérable? 

Cette histoire, agrémentée d’une bande-son éclectique qui va de Julio Iglesias à NTM en passant par Elsa, IAM ou The Pasadenas, c’est Karel qui nous la raconte : dès les premières lignes, le réalisme brut du récit nous prend aux tripes grâce à ce quelque chose en plus qui nous bouscule. 

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Vers Calais, en temps ordinaire

Vers Calais, en temps ordinaire de James Meek

Depuis les Costwolds, dans le sud-ouest de l’Angleterre, une troupe hétéroclite est en marche vers Calais, devenue anglaise après la victoire de Crécy.

Laurence Hacket, preux chevalier, va prendre possession de son manoir, rejoint par sa troupe d’archers, des hommes de guerre sans foi ni loi menés par Hayne, « un géant qui parle guère » mais fait respecter ses lois arbitraires.

Will Quate, un jeune laboureur qui veut s’affranchir de son servage et par ailleurs vaillant archer, s’est joint au groupe belliqueux pour un an, avant de revenir se marier avec Ness. Dans son sillage se cache Hab, son androgyne ami porcher.

Ils sont rattrapés par dame Bernardine, qui fuit un mariage arrangé, espérant épouser Laurence Hacket – idéalisé par sa lecture du sulfureux Roman de la rose volé à son père, et qui va se révéler bien moins courtois qu’elle l’imaginait. 

Enfin, leur chemin croise celui de Thomas, un procureur écossais qui doit rejoindre Avignon.

De l’autre côté de la Manche, en cette année 1348, la peste fait des ravages, et ils s’en croient encore à l’abri – mais elle arrive à leur rencontre et étreint bientôt les guerriers. Dans un chariot qui les accompagne, Cess une française violée et enlevée deux ans plus tôt à Mantes symbolise la repentance qui les saisit soudain face à une mort possible, tout en affichant un refus de culpabilité des nombreux crimes qu’ils ont commis.

Dans ce roman jubilatoire, à la fois profond et facétieux, James Meek nous offre un regard totalement frais sur le Moyen-Age, sans pour autant en profaner le caractère historique et religieux. Il nous fait vivre de grands moments épiques, comme cette joute où nos archers vont interpréter un savoureux spectacle de l’Amour en décochant leurs flèches allégoriques. 

L’amour, James Meek en casse les codes. Il réinvente l’idéal amoureux à travers le couple inattendu et enchanteur de cette épopée, Will et Hab.

« Tant que le monde est sur le point de finir, j’ai peur de rien » dit Hab, fort de cet amour qui a pu exister dans cette situation extraordinaire.

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Le festin

Le festin de Margaret Kennedy
Books moods and more

Voici un livre que vous n’avez pas fini de voir, dans la lignée de ces pépites anglaises que les éditions de la Table Ronde ont déniché dernièrement pour nous, à l’instar des romans au charme suranné de L.P. Hartley et de la désormais incontournable Elizabeth Jane Howard.

Qui connaissait cette grande oubliée, Margaret Kennedy, qu’on ne trouve aujourd’hui que sur les étagères de livres vintage?

« Le Festin »  est une comédie doublée d’un satire sociale, où l’autrice se moque des vices de ses contemporains. 

L’issue est connue dès le départ: le manoir de Pendizack, une pension de famille située sur le promontoire d’une station balnéaire des Cornouailles, vient de disparaître, totalement atomisé par l’éboulement d’une falaise en surplomb. Les sept occupants présents à ce moment dans l’hôtel ont tous péri. Le révérend Bott, chargé de l’oraison funèbre, a bien du mal à la rédiger, tant cet accident semble détenir des secrets dérangeants. Voilà de quoi nous tenir en haleine dès le départ!

Dans un récit à rebours de l’accident, Margaret Kennedy place les personnages comme des pions sur l’échiquier de l’histoire : lesquels parmi eux périront? 

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Au café de la ville perdue

Au café de la ville perdue Anaïs Llobet

Eté 1974, l’armée turque bombarde Varosha, une station balnéaire chypriote en vogue.

La ville est abandonnée brutalement par des milliers de chypriotes, obligés de fuir en laissant tout derrière eux.

Quarante six ans plus tard, le drame est encore vivace. 

Ariana a grandi dans l’espoir de reconstruire un jour le 14, rue Ilios, la maison de ses grands-parents paternels, là où sont plantées les racines de ce figuier qu’elle a tatoué sur sa peau.

En attendant ce jour où elle espère pouvoir retourner à Varosha, transformée en zone militaire contrôlée par l’armée turque, elle travaille à Nicosie dans le café de son père Andreas, le This Khamenis Polis – le café de la ville perdue.

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Mary Toft ou la reine des lapins

Mary Toft ou la reine des lapins, Dexter Palmer

La ville de Godalming est en émoi le jour où débarque une caravane de monstres de foire.

Sous un chapiteau, tous ceux qui ont payé leurs six pence vont bientôt pouvoir assister au spectacle de Nicholas Fox – avant cela, les femmes enceintes sont priées de sortir: nous sommes en 1726, et la croyance qui veut que l’état d’esprit d’une femme enceinte pendant sa grossesse ait une influence sur l’enfant à naître est vivace. Autant les préserver des déviances qu’elles pourraient voir.

John Howard, le médecin de la ville, accompagné de son jeune apprenti Zachary Walsh, assiste au spectacle  et s’interroge – cette femme à deux têtes, cette autre sans squelette, le garçon mi-homme mi-ours sont-ils réels?

Quelques jours plus tard, le médecin est conduit au chevet d’une patiente par son mari affolé: elle est sur le point d’accoucher. Et si l’imminence d’une naissance est peu envisageable en l’absence d’une conception, la naissance elle-même est encore plus surprenante: Mary Toft accouche d’un lapin – en morceaux!

Par quel mystère une telle mise bas est-elle possible? Les connaissances scientifiques du médecin sont éprouvées, et les naissances de petits lapins se succèdent… Alertés, les éminences médicales débarquent de Londres. Miracle, supercherie?- après dix-sept naissances de lapins qui laissent les scientifiques et les religieux circonspects, le roi Georges prie de faire venir Mary Toft et son mari Joshua à Londres pour la prochaine naissance…

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Le gosse

Le gosse Véronique Olmi

Joseph est né au sortir de la grande guerre. Le père, gueule cassée, est mort depuis longtemps.

Peu importe, il ne l’a pas connu, et puis il est heureux avec sa mère Colette la joyeuse, et sa grand-mère Florentine. Elles le chérissent, ce petit garçon qui siffle déjà comme un artiste.

Colette a un amoureux, et tout dérape: l’avortement, et la mort qui la cueille. 

Joseph n’est pas seulement orphelin, il est la honte de la nation, et sa mère une traitre qui se retrouve punie d’avoir voulu refuser de repeupler la France.

Double peine, car bientôt le petit garçon de sept ans va se retrouver pupille de l’état. 

L’assistance publique, pourquoi la craindre? Elle prend soin des enfants, non?

Il est en sécurité, maintenant il est assisté par l’état, comme la grand-mère, chacun à sa place, dommage qu’on ne puisse pas les partager

L’engrenage est en marche: le placement en famille nourricière à la campagne pour prêter ses bras de petit garçon aux durs travaux de la ferme, la faute qui fait de lui un hors-la-loi de neuf ans, la prison de la Petite Roquette aux méthodes glaçantes pour remettre les enfants sur le droit chemin, et puis le surclassement en colonie pénitentiaire à Mettray à dix ans – la primeur des mauvais traitements, des humiliations, du travail surhumain. « A dix ans il est temps d’être un homme » et Joseph va puiser au fond d’une volonté immense la force de survivre au quotidien inhumain infligé à ces enfants. 

Ainsi il est arrivé parmi les vicieux de la République, le vivier de la racaille, et il y a pris sa place

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Au café de la ville perdue

Eté 1974, l’armée turque bombarde Varosha, une station balnéaire chypriote en vogue.

La ville est abandonnée brutalement par des milliers de chypriotes, obligés de fuir en laissant tout derrière eux.

Quarante six ans plus tard, le drame est encore vivace. 

Ariana a grandi dans l’espoir de reconstruire un jour le 14, rue Ilios, la maison de ses grands-parents paternels, là où sont plantées les racines de ce figuier qu’elle a tatoué sur sa peau.

En attendant ce jour où elle espère pouvoir retourner à Varosha, transformée en zone militaire contrôlée par l’armée turque, elle travaille à Nicosie dans le café de son père Andreas, le This Khamenis Polis – le café de la ville perdue.

Andreas avait 7 ans lorsqu’ils ont dû quitter Varosha. Sa mère Adriné, chypriote turque, a fui avec un soldat turc. Son père Ioannis, chypriote grec, a pris la mer. Abandonnant Andreas aux bons soins de sa soeur Eleni, qui va élever Andreas comme son fils.

Désormais, Andreas veut vendre la maison, et Ariana ne peut s’y résoudre.

Avec elle disparaîtrait le devoir épuisant de se remémorer une ville qu’elle n’avait jamais connue, où avaient vécu des grands-parents dont on ne lui avait parlé que par détours et omission

Au café, une journaliste française en poste à Chypre s’installe un jour par hasard pour écrire, essayant de trouver l’inspiration : comment écrire son roman sur Varoshna,  une ville «artificiellement plongée dans (un) coma de rouille et de tristesse » si elle ne peut pas la visiter

Ariana lui propose un marché: elle l’aidera à comprendre Varosha, si elle promet de faire revivre le 14, rue Ilios dans son roman. 

Giorgios, un vieil habitué du café et meilleur ami d’Ioannis, remonte le fil des souvenirs pour faire revivre Varosha, mêlant l’histoire de la ville à cette époque heureuse où il était le nouveau prince de Varosha et avait le monde à ses pieds.

Peu à peu, d’une époque à l’autre, l’histoire prend vie – ou plutôt, tels les murs de la maison du 14, rue Ilios qui s’effondrent, elle se déconstruit dans la chronique d’un drame annoncé: l’amour impossible entre un chypriote grec et une chypriote turque.

Coup de coeur total pour l’amplitude romanesque de ce livre – d’une génération à l’autre, d’une partie de l’île à l’autre, l’histoire se transmet, immuable. Des personnages fascinants, tant dans leur ferveur que dans leurs trahisons.

Qu’est-ce qui unit des zones disparates en une seule et même ville? Un passé commun ou le vide qui les délimite? 

Avec son talent de journaliste et ses mots de romancière, Anaïs Llodet nous emporte dans  l’histoire de Varoshna, ville fantôme prisonnière des barbelés du territoire turc.

Elle nous sensibilise aussi à la terrifiante de Chypre, « Une île disloquée, percluse d’interdits et de paradoxes » – depuis toujours enjeu militaire et politique par sa situation stratégique aux portes du Moyen-Orient. Mais avant tout un enjeu humain, dans lequel les chypriotes grecs et turcs, séparés par une frontière rendue encore plus étanche par les haines et les différences culturelles, ne réussissent pas à trouver la paix.

Titre: Au café de la ville perdue

Auteur: Anaïs Llobet

Editeur: éditions de l’Observatoire

Parution: janvier 2022

Connemara

Connemara de Nicolas Mathieu

Ce qu’on dit du naturel est valable pour les origines: on a beau les fuir, elles nous reviennent toujours en pleine figure.

Adolescente, Hélène n’avait qu’un rêve: vivre loin de Cornécourt et de la vie étriquée qui s’offrait à elle.

On a si peu de raisons de se réjouir de ces endroits qui n’ont ni la mer ni la tour Eiffel, où Dieu est mort comme partout, et où les soirées s’achèvent à vingt heures en semaine et dans les talus le week-end.

La prépa, l’école de commerce à Lyon, les jobs dans des cabinets de consultants à Paris, ça en valait bien la peine si c’était pour faire un burn out et revenir à la case départ.

A Nancy, Hélène devrait être heureuse: elle est en lice pour devenir associée d’un cabinet lucratif qui compte bien profiter de la réforme des régions et des réorganisations salariales conséquentes à la naissance du Grand-Est. Elle vit dans une maison d’architecte, et forme avec son mari et ses deux filles une belle famille. Voilà pour les apparences, car Hélène n’est pas heureuse, s’égare sur Tinder pour tromper son ennui, et finit par retrouver Christophe, dont elle était amoureuse autrefois au lycée.

Christophe n’a jamais quitté Cornécourt – ancienne gloire locale du hockey qui étourdissait les filles, il vend de l’alimentation pour animaux et vit désormais une de ces « existences rotatives » dans la maison de son enfance auprès de son père, avec son fils, et fréquente toujours ses vieux copains du lycée.

Il regardait les minettes et se disait merde, plus jamais, et ce deuil attisait en lui des sentiments mauvais. Il pensait à leurs jeunes culs, aux garçons qui avaient le droit, aux étreintes sans froissures, à la beauté de leurs corps intacts qui n’étaient plus pour lui. Se levaient alors dans sa poitrine de mornes passions, un frémissement incommodé à l’encolure.

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Presque le silence

Presque le silence Julie Estève

La première page est à peine entamée, et déjà le grand chaos a surgi, comme un mythe antique que l’on raconte.

Cassandre a onze ans, c’est un été qui a la saveur du monde sauvage de l’enfance dans le sud chez son grand-père Jean, des vacances au goût éternel de mûres, de confiture. Et Papy Jean meurt, l’enfance de Cassandre se referme.

Au collège, Cassandre est amoureuse de Camille Leygues, et elle n’a qu’un rêve, l’embrasser. Cassandre est rousse, frisée comme un caniche, on dit qu’elle est laide, elle n’a pas d’amis – la seule attention qu’on lui prête, ce sont les brimades. Pourtant, un jour, elle l’embrassera, Camille: le voyant qu’elle consulte un jour en cachette lui affirme. Mais il lui a aussi soufflé, effrayé, cinq prophéties qui vont hanter sa vie. La première annonce le chaos: « le monde s’effondrera en 2023, l’été de tes quarante-deux ans ».

Dans la tragédie moderne, Cassandre n’est plus celle qui annonce les prophéties, elle est celle qui les reçoit.

Dès lors, les années s’égrènent, Cassandre a treize, quinze, dix-sept, dix-huit ans, elle est devenue une fille rousse, sexy, attirante, et sera vétérinaire, comme elle l’avait promis à papy Jean. Et Camille Leygues finit par l’aimer, mais son destin est en marche, et derrière le rideau, la puissance animale grignote peu à peu le monde, insidieuse apocalypse, papillons, chiens, rats, crapauds, cafards, le règne animal s’emballe et assoit sa toute puissance – jusqu’où?

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Une arche de lumière

Une arche de lumière Dermot Bolger
Books moods and more

Quoi que la vie te réserve, promets-moi de te battre bec et ongles pour le droit au bonheur

Soufflée par sa mère le jour de son mariage en 1927, cette phrase guidera la vie tumultueuse d’Eva Fitzgerald à travers le 20ème siècle. Une injonction à être heureuse, quoiqu’il arrive.

Un jour de 1949, Eva Fitzgerald quitte son mari et le comté de Mayo. Ses enfants sont grands, elle n’a pas 50 ans, il est temps pour elle de prendre un nouveau départ. 

Ainsi démarre une vie singulière, où elle s’émancipe dans les limites d’un divorce interdit, et de moyens financiers réduits au strict minimum. 

Eva est une artiste, à la recherche de sa voie (enseigner l’art aux enfants, écrire), et de sa liberté – elle n’hésite pas à partir d’Irlande pour voyager de l’Espagne au Maroc (dès lors que celui qui est toujours son mari l’autorise à avoir un passeport), s’installe en Angleterre, survivant modestement grâce à de petits emplois bien éloignés de sa condition sociale d’origine. 

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La décision

La décision Karine Tuil

Etre à la fois juge et partie: rarement l’expression aura trouvé une illustration aussi juste que dans ce roman, où Karine Tuil revient sur la douleur des attentats de 2015.

Alma Revel est juge d’instruction antiterroriste au parquet de Paris – coordinatrice du pôle lors des attentats de 2015, elle est en charge un an plus tard de l’instruction du dossier d’Abdeljalil Kacem – le jeune homme, soupçonné d’être un terroriste islamiste, a été arrêté à son retour en France après avoir quitté la Syrie, où il s’était rendu avec sa femme peu avant les attentats de 2015. 

Est-il innocent, coupable? Alma va devoir rendre justice, en restant plus que jamais fidèle à ses convictions professionnelles fondées sur le droit à la justice.

Soumise aux pressions quotidiennes d’un « métier de conflit » qui l’accapare et à la menace permanente d’être visée par une attaque, Alma consacre peu de temps à ses enfants et s’est éloignée de son mari Ezra, un écrivain frustré qui ne conçoit pas de se séparer de sa femme. 

Malgré son professionnalisme, elle s’est engagée dans une relation adultère avec l’avocat du jeune radicalisé sur lequel elle doit se prononcer. 

Alma est confrontée à un dilemme qui pourrait faire écrouler non seulement sa carrière professionnelle, mais avoir aussi des répercussions dramatiques sur sa famille et sur la sécurité nationale.

Karine Tuil signe un roman brillant, qui se lit à la fois comme un reportage d’investigation très documenté au coeur de la magistrature et une chronique post-traumatique de la France de 2015.

L’écrivaine alterne les interrogatoires, où elle nous invite à réfléchir sur la part d’humanité du prévenu, et le récit d’Alma – une femme (jusqu’à présent aussi droite et efficace que ses interrogatoires) aux prises avec ses responsabilités nationales, ses valeurs humanistes et sa vie affective. 

Derrière la magistrate, Alma est une femme, une mère. Ses questionnements, ses doutes et la relation amoureuse qui la lie à son amant la dimensionnent dans toute sa féminité, son intégrité, son humanité.

Dans un contexte de douleur nationale ravivée par l’actualité (le procès des attentats de 2015 et, concomitamment à la sortie du roman, le septième anniversaire de Charlie), Karine Tuil interroge notre propre rapport à la justice et au choix d’Alma. Qu’aurions-nous fait à sa place?

Le style est sobre, efficace avec élégance, intelligent, puissant – et même si elle donne d’emblée une clé pour nous dire vers quelle direction elle nous emmène, Karine Tuil a l’adresse d’emprunter d’autres chemins que ceux attendus – on relâche son souffle à la dernière page, avec l’envie de lui dire tout simplement « Bravo ».

Titre: La décision

Auteur: Karine Tuil

Editeur: Gallimard

Parution: 6 janvier 2022

L’Eveil

L'Eveil, Kate Chopin

Fin du XIXe siècle, un été en Louisiane.

La bourgeoisie créole de La Nouvelle-Orléans se retrouve en villégiature à Grand-Isle, face au golfe du Mexique, dans la pension de Madame Lebrun.

Edna Pontellier y mène une vie plaisante, entre les soirées musicales et les journées de bain de mer avec la sensuelle Madame Ratignolle et le séduisant fils de Madame Lebrun, Robert. 

Léonce Pontellier est un mari aimant et débonnaire (mais on nous rappelle vite que leur union est un « mariage purement accidentel ») et Edna aime leurs petits garçons, surtout de loin, quand leur nounou quarteronne s’en occupe. Auprès de Mme Ratignolle et de Robert, qui a jeté son dévolu sur elle, Edna accède à une certaine légèreté, mais aussi à une prise de conscience de son être, de sa sensualité, tandis qu’elle s’éprend de Robert – mais le départ précipité de ce dernier la plonge dans une mélancolie qui va lui donner l’impulsion de s’affirmer comme femme à part entière, et comme artiste.

Elle ne percevait encore qu’une chose: son être – son être actuel – était d’une certaine manière différent de son être d’autrefois. Elle ne se doutait pas encore qu’elle voyait avec d’autres yeux, rencontrait en elle de nouvelles dispositions qui éclairaient tout ce qui l’entourait d’un jour inconnu 

De retour à La Nouvelle-Orléans après l’été, Edna continue de se consumer pour Robert, dont elle espère un jour le retour. Les rêves romantiques de sa jeunesse l’ont regagnée et elle se laisse aller au jeu de la séduction avec un nouveau prétendant, Alcée Arobée. 

Mais c’est aussi une nouvelle Edna qui est est revenue de Grand-Isle, une Edna qui chaque jour s’affirme davantage, consciente du poids d’être femme et mère. Devant son époux stupéfait de son changement, mais qui la laisse agir en attendant qu’elle revienne à la raison et étouffe les scandales, Edna « entretient des idées sur les droits des femmes », et agit à sa guise, forte de son éveil à la vie.

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Une nuit après nous

Delphine Arbo Pariente
Une nuit après vous,
Gallimard

D’elle j’ai longtemps porté un bijou, une médaille ronde et lisse à l’or élégant, glissée sur une longue chaîne – toute sa délicatesse était dans la cohabitation de sa sobriété et des quelques mots gravés dessus, empruntés à Saint-Exupéry « l’essentiel est invisible pour les yeux ».

Des bijoux, Delphine Arbo Pariente est passée aux livres. Les mots, elle ne les emprunte plus aux autres, ce sont les siens qu’elle grave désormais sur les pages – ils ont en commun le travail de l’orfèvre: la précision absolue du bijou longuement travaillé, ciselé, poli, chéri. 

Mon histoire était emballée dans du papier journal, parfois quelques lettres s’en échappaient, formant des mots, rarement des phrases, je confondais aimer avec marié, écrire avec crier.

C’est d’abord la beauté des phrases qui happe, une émotion vive, viscérale, qui parcourt l’épiderme. La grâce est dans ces phrases, que l’on ressent le besoin de lire plusieurs fois, dans le frisson que procurent les métaphores, dans le rythme du phrasé qui suspend tout autour de nous. L’écriture de l’écrivaine vient de loin, et c’est certainement pour cette raison qu’elle bouleverse tant.

Et puis il y a l’histoire. 

Mona a quarante-six ans, elle vit avec Paul qui depuis douze ans a su apaiser sa vie – quand Vincent y entre, par le biais d’un regard dans lequel l’un et l’autre se reconnaissent.

Leur histoire s’ancre dans leurs blessures intimes qui vont les révéler l’un à l’autre, au-delà de l’amour profond qui naît de cette rencontre. 

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L’enfant de Bruges

Bruges, juin 1441. Le jeune Jan, 13 ans, travaille dans l’atelier de son père adoptif, le grand peintre Jan Van Eyck. Bientôt, Van Eyck démarrera son compagnonnage et lui transmettra son savoir.

Mais la Flandre, depuis quelques temps, est secouée par une série de meurtres inexpliqués qui touchent d’autres artistes de la confrérie. 

La menace se resserre autour de Van Eyck et du jeune Jan, qui, sans le savoir, est détenteur d’un secret auquel plusieurs personnes s’intéressent d’un peu trop près, mais de très loin: à Florence aussi, le danger gronde, et semble vouloir s’abattre sur les artistes. 

Bien malgré lui, Jan se retrouve au coeur d’une conspiration qui dépasse l’entendement de l’art et les rivalités entre maîtres flamands et toscans.

Gilbert Sinoué nous immerge dans la Bruges du XVe siècle, berceau de la révolution de la peinture, avec une force d’évocation intense, avant de nous emmener au coeur de Florence et de son Duomo fraîchement achevé, nous donnant la mesure des voyages à cette époque.

Le roman peut se lire comme un polar historique et comme un manuel d’histoire de la peinture au travers duquel il livre les techniques de travail des artistes, mais nous invite aussi à avoir un regard sur leurs oeuvres – il nous offre ainsi, par exemple, une perspective sur l’Annonciation de Rogier van der Weyden et les époux Arnolfini de Van Eyck par le biais d’un clin d’oeil sur l’emprunt d’un peintre à l’autre. 

Admirative des tableaux de Van Eyck, j’ai réellement aimé cette impression d’être au coeur du processus de création – même si cette partie, subordonnée au déroulement de l’intrigue, est trop brève à mon goût.

L’auteur esquisse aussi les prémisses de l’imprimerie, dessine les rouages commerciaux montés par les ambitieux Medicis, et les pouvoirs politiques et religieux de l’époque. 

Le monde qu’il  brosse à travers ces pages, à l’aube de ces grandes découvertes qui le feront basculer vers d’autres possibles, préfigure les purges calvinistes ou celles qui naîtront à Florence cinquante ans plus tard, avec la dictature théocratique de Jérôme Savonarole.

« L’enfant de Bruges » se lit comme un grand roman d’aventure, au service duquel l’auteur a mis son érudition pétillante, et jamais pompeuse.

Titre: L’enfant de Bruges

Auteur: Gilbert Sinoué

Editeur: Gallimard

Parution: 1999

L’affaire Arnolfini

L'affaire Arnolfini 
Jean-Philippe Postel
Actes Sud

De Jan Van Eyck (1390-1441), on sait peu de choses – les seuls éléments biographiques qui nous sont parvenus sont des archives comptables faisant état des largesses du duc de Bourgogne, Philippe Le Bon, pour qui Van Eyck ne fut pas seulement un peintre, mais aussi un homme de confiance qu’il envoya effectuer des missions secrètes à travers l’Europe.

En tant que peintre, Van Eyck s’est distingué par l’extrême finesse de son travail et par la profondeur de ses couleurs, transcendées par l’utilisation encore secrète de la peinture à l’huile.

Une vingtaine de ses oeuvres, pas toutes signées, sont parvenues jusqu’à nous.

Mais venons-en à ce livre que je vous présente aujourd’hui, consacré à une de ses oeuvres les plus connues,  « Les époux Arnolfini ».

Les époux Arnolfini, Jan Van Eyck

Depuis l’antiquité, c’est le premier tableau qui représente une scène privée et non religieuse – autant dire une peinture profane…

Sous l’apparence d’une scène simple, qui pourrait ressembler à l’union d’un homme austère et d’une femme enceinte, quelques détails viennent cependant semer le trouble… 

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Pot-Bouille

Pot-Bouille
Emile Zola
Books moods and more

Récemment, je vous parlais ici de ma relecture enthousiaste d’Au Bonheur des Dames, et de mon envie de me lancer dans la redécouverte de Zola.

C’est autour d’Octave Mouret, le protagoniste d’Au Bonheur… que s’est cristallisée ma motivation. Car depuis « La conquête de Plassans », Zola a fait d’Octave Mouret un personnage récurrent des Rougon-Macquart. 

Mon idée n’était pas de découvrir chronologiquement Mouret, mais plutôt de comprendre quel caractère a engendré l’Octave homme d’affaires. Et c’est le roman qui l’a directement précédé, « Pot-Bouille », qui permet cette approche.

L’hypocrisie de la morale bourgeoise

Dans cette satire qui dénonce l’hypocrisie de la morale bourgeoise, Octave Mouret débarque à Paris après avoir quitté Plassans, les poches garnies du commerce d’un stock de cotonnades invendues (Octave a déjà un sens aigu des affaires). C’est dans une maison bourgeoise rue de Choiseul, propriété du vieux Vabre, qu’il loue une petite chambre – il se familiarise vite avec les locataires des différents étages, et, à sa façon, va drainer le cours du récit.

Le huis-clos de cette maison, où va principalement se dérouler l’intrigue, fait de Pot-Bouille une sorte de vaudeville: un rythme effréné tisse le récit, les personnages sont croqués à travers leurs vices (à de rares exceptions, ils ne suscitent guère de sympathie) et les situations sont souvent d’un burlesque assumé, qui ne vise qu’à souligner le ridicule de ces esprits.

D’un étage à l’autre, derrière la façade d’un décor faussement rutilent, nous entrons dans l’intimité des familles qui l’habitent – et découvrons les vices et les petits arrangements de chacun avec la morale. Le manque de moralité est à tous les étages, et l’hypocrisie transpire à travers les murs: au premier chez les Vabre et Duveryrier ou l’on se trompe allègrement, au 3e chez les Campardon où la maîtresse vit sous le même toit que l’épouse, au 4e chez Madame Josserand qui pousse sa fille à se marier en utilisant les manoeuvres les plus basses, au 5e chez les domestiques qui ouvrent leur porte aux visites des messieurs des autres étages. 

Sans compter cette famille du 2e, dont le locataire, un écrivain qui écrit d’affreuses choses « sur les gens comme il faut » n’est pas sans rappeler la figure de Zola.

L’argent est un des moteurs de l’intrigue et de ce manque de moralité: c’est une course permanente à la dot pour pouvoir arranger un mariage, une course à l’héritage pour pouvoir renflouer un ménage. Une course qui entraîne les plus grandes bassesses.

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Les mains du miracle

Les mains du miracle
Joseph Kessel
Folio
Books moods and more

Si l’histoire de Schindler, qui a sauvé un millier de Juifs pendant la guerre est devenue célèbre (merci Steven Spielberg) celle de Felix Kersten, qui en sauva plusieurs milliers l’est beaucoup moins.

C’est cette histoire méconnue du grand public que Joseph Kessel raconte dans « Les mains du miracle », récit romancé publié en 1960. Celle d’un homme qui, en devenant le médecin personnel de Himmler, a réussi à négocier à maintes reprises la vie de plusieurs milliers de personnes.

C’est pourtant avec une réticence extrême qu’à la demande d’un ami, Kersten va pour la première fois soigner Himmler. Atteint de crampes d’estomac dont aucun traitement ne venait jusque là à bout, les massages miraculeux de Kersten vont soulager Himmler à un point tel que la disponibilité de Kersten va devenir vitale au chef nazi. Et le pouvoir de Kersten sur Himmler va devenir exponentiellement immense.

Himmler est le maître d’oeuvre démoniaque de mesures qui terrifient les Allemands et bientôt la population mondiale – mais face à Kersten, il n’est qu’un homme chétif, cheveux pauvres, yeux gris sombres protégés par des verres sur monture d’acier, pommettes mongoloïdes et menton fuyant. A demi-nu devant Kersten, il perd toute sa puissance.

Avec Himmler, il semblait à Kersten qu’il avait entre ses mains un enfant débile »

Lorsque Himmler souffre, il est prêt à tout accorder. Lorsqu’il est soulagé, il a le plaisir indicible de parler sans réticence de tout, même des sujets les plus secrets, les plus stratégiques. Alors, usant de son ascendant guérisseur et tout en triturant les nerfs de son patient, Kersten manipule au sens propre comme au sens figuré le numéro deux du régime nazi – qui n’y voit que du feu malgré la suspicion de plus en plus grande d’autres militaires du parti, et offre non seulement son absolue confiance au médecin-masseur mais aussi sa protection face à aux ennemis qu’il ne tarde pas à se faire.

Gagnant peu à peu la confiance de Brandt, le secrétaire privé de Himmler (et le dépositaire de tous ses secrets, qui n’hésite pas à arranger certains documents pour aider Kersten dans son entreprise), de Godlob Berger le commandant de l’armée du Reichsführer et de Walter Schellenberg qui dirigeait les services d’espionnage, Felix Kersten va oeuvrer durant cinq années, jusqu’à la défaite de l’Allemagne. Son intervention auprès de Himmler aura permis de sauver de la déportation et de la mort des milliers de vies.

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La liberté des oiseaux

La liberté des oiseaux
Anja Baumheier
Les escales

Née à l’Est du mur dans les années 1970, Anna a toujours vécu avec sa famille à Berlin.

Vingt-trois ans après la chute du mur, une lettre l’informe que sa soeur Marlene, qui vient de mourir, lui lègue sa maison de Rostock. 

C’est un double choc: non seulement elle croyait Marlene morte depuis de très nombreuses années, mais la maison familiale était supposée avoir été vendue vingt ans plus tôt. 

Pourquoi Charlotte, la soeur aînée, n’est-elle pas sur le testament de Marlene? 

Pourquoi leurs parents leur avaient-ils dit s’être séparés de la maison de Rostock?

Tant de questions auxquelles Elisabeth, leur mère atteinte d’Alzheimer, n’est plus en capacité de répondre.

Aidée de sa fille Anna, et de Charlotte, Anna entreprend une enquête pour lever le voile sur les secrets bien gardés de la famille Groen. 

Dans un récit qui alterne le passé et le présent, Anja Baumheier offre une grande plongée au coeur de l’histoire allemande. En remontant jusqu’à l’enfance des parents puis leur rencontre après la guerre, c’est une vraie fresque historique qui permet d’appréhender la construction de la RDA après la guerre, et l’espoir d’un monde nouveau jusqu’à ce que se mette en place un système de surveillance pervers, de privation de libertés et de mise à l’écart de l’occident. L’édification du mur, en une nuit, aura des impacts terribles sur les berlinois – et sur la vie des Groen.

L’histoire d’Anna et sa famille se révèle peu à peu à travers ses traumatismes, ses secrets et la toute puissance d’une idéologie dévastatrice.

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Seule en sa demeure

Seule en sa demeure, Cécile Coulon

Aimée Deville a dix-huit ans lorsque Candre Marchère demande sa main à son père. 

Nous sommes au 19e siècle, et les jeunes filles n’ont pas beaucoup à dire dans les affaires de mariage. Si le charme silencieux de Candre la séduit, son arrivée dans la demeure de ce dernier la plonge dans la peur et la solitude: propriétaire d’une exploitation de bois nichée dans ce Jura de forêts, son mari est souvent absent.

Aimée se trouve livrée à Henria, la vieille servante qui a élevé Candre. 

La présence d’Henria est à la fois incontournable, et fantomatique, sans qu’on sache si elle est bienveillante ou maléfique. 

(…) Henria traversait le couloir, les bras chargés de draps, on ne voyait plus son visage, le linge se promenait dans la maison campé sur deux jambes solides 

Le domaine, entouré du mystère touffu de la forêt d’Or, effraie Aimée – bientôt, la demeure commence à livrer ses premiers secrets: la mort prématurée d’une première épouse deux ans plus tôt, la présence du fils muet d’Henria qui rôde sur la propriété… 

Pour distraire sa jeune épouse mélancolique, Candre engage une professeure de musique, dont la présence va venir troubler l’ordre du domaine.

C’est avec ce huitième roman que je découvre Cécile Coulon – un opus qui reprend les codes du conte et du roman gothique.

« Seule en sa demeure » évoque inévitablement « Rebecca » de Daphné du Maurier

Mais loin de le copier maladroitement comme c’est généralement le cas avec ce célèbre roman, Cécile Coulon crée autour d’Aimée, Candre et du domaine Marchère une histoire est un mystère qui leur sont propres.

Le roman alterne le feu du caractère d’Aimée qui ne demanderait qu’à s’exalter, la glace du silence de Candre qui s’en est remis à Dieu. Le feu du désir et la glace de la peur qui paralyse.

Son nom, sa voix profonde et ses forêts luisantes suffisaient à soumettre Aimée

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Au bonheur des dames

Au bonheur des dames
Emile Zola

En à peine une journée, j’ai vu au cinéma « Illusions perdues » et fini ma (re)lecture d’ « Au bonheur des dames ».

Que ce soit Balzac ou Zola, le constat est le même: quelle étrange résonance avec notre époque! Les deux écrivains étaient-ils visionnaires, ou doit-on simplement en conclure que les siècles se succèdent et se ressemblent?

Dans « Au bonheur des dames », Zola raconte le développement d’un grand magasin parisien. Véritable machine à broyer dans la gloire du Paris haussmannien, Zola déroule la mécanique qui va faire naître le commerce de masse, et tout ce qu’il induit: la vente à bas prix pour écraser la concurrence, la pression des prix sur les fabricants, les budgets publicitaires outranciers pour attirer la clientèle de ventes exceptionnelles, la surconsommation et la qualité tirée vers le bas. Et, inéluctablement, la mort des petits commerces incapables de faire face à l’agressivité marchande du géant.

Octave Mouret est le jeune propriétaire ambitieux qui oeuvre au déploiement incessant du grand magasin. Visionnaire, financier intrépide, Octave a un sens très fin de la mise en avant des produits et de la psychologie de ses clientes. Car bien évidemment, ce sont les femmes, petites choses superficielles, avides légères, changeantes, névrosées, faibles face aux dentelles et aux étoffes, qui font la fortune (souvent aux dépens de leur ménage) du grand magasin.

Il acheva d’expliquer le mécanisme du grand commerce moderne. Alors, plus haut que les faits déjà donnés, au sommet, apparut l’exploitation de la femme. Tout y aboutissait, le capital sans cesse renouvelé, le système de l’entassement des marchandises, le bon marché qui attire, la marque en chiffre

Jeune veuf mondain , séducteur, Mouret a pris pour maîtresse Mme Desforges qui l’aidera dans son ascension. Il collectionne les maîtresses et quelques aventures avec des vendeuses de son magasin. 

Denise Baudu, lorsqu’elle débarque de Valognes à Paris avec ses deux jeunes frères pour tenter une nouvelle vie, tombe en extase devant le foisonnement du grand magasin. Elle y trouve vite un emploi, mais timide, mal dégrossie, elle a du mal à se faire une place au milieu des autres vendeuses, moqueuses, méchantes, et bientôt jalouses. A force de courage, de travail, d’abnégation, Denise va parvenir à conquérir les uns et les autres. Mieux, fine observatrice, empathique, et également visionnaire, elle sera à l’origine de mesures sociales qui permettront non seulement d’améliorer les conditions de travail de ses collègues, mais également de les protéger. Mouret, fasciné par cette douce et chétive jeune fille blonde à la chevelure indomptable, se fait ravir le coeur, et il est prêt à tout pour qu’elle cède à son amour. Mais Denise, droite, soucieuse de rester dévouée à ses frères, n’entend pas se laisser entraîner dans une histoire avec Mouret – malgré les sentiments qu’elle éprouve également pour lui.

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La mélancolie des baleines

La mélancolie des baleines
Philippe Gérin

J’ai longtemps cru que la beauté se trouvait ailleurs. Je me suis trompé. Je me suis trompé toutes ces années… C’est idiot, non? Chercher partout la beauté, alors qu’elle était juste là, devant soi.

Ce roman est une invitation onirique et mélancolique à découvrir l’Islande autrement qu’à travers les romans d’Audur Ava Olafsdottir et Arnaldur Indridason (oui, c’est possible et vous ne serez pas déçus!).

Neuf ans après le voyage en Islande qui a scellé leur histoire, Ayden et Sasha sont de retour sur l’île avec leur fils Eldfell. Eldfell a grandi bercé par les récits de volcans et de baleines, et le petit garçon se raccroche à une vie fragile grâce à la perspective de pouvoir approcher les baleines.

Arna, depuis la petite maison bleue où elle a grandi, observe les baleines s’échouer jour après jour sur la plage. Elle n’a plus foulé le sable noir de la baie depuis vingt-cinq ans, après la disparition inexpliquée de son compagnon. 

Chaque jour, Gudmundur roule avec son bus sur la route 1 – avec sa drôle de tête d’Alfe noir, ses yeux vairons bridés et son teint mat, il n’a jamais été vraiment accepté par les autres depuis son enfance. Gudmundur vit seul, avec pour uniques compagnons le stylo et les cahiers sur lesquels il écrit inlassablement. 

Ils auraient pu ne jamais se rencontrer, et pourtant, tous portent en eux des blessures qui vont les réunir le temps d’une tempête.

Philippe Gerin nous offre un roman choral profondément humain, lumineux et touchant.

Sa capacité à nous transposer de façon aussi immersive en Islande m’a par ailleurs totalement envoûtée. Son écriture nous ouvre à la beauté rude et volcanique de l’île et à la puissance organique des éléments: la mer qui se déchaîne, le brouillard dense qui étouffe les vagues, ou la lune « dévoreuse » qui éclipse le soleil. La réalité, parfois, atteint un territoire trouble et fascinant, qui interroge le rêve et le mythe.

« La mélancolie des baleines » est aussi une réflexion bouleversante sur l’échouage massif de l’espèce, auquel chacun des personnages va être confronté dans un moment d’union magnifique.

Titre: La mélancolie des baleines

Auteur: Philippe Gerin

Editeur: Gaïa

Parution: septembre 2021

Ombres portées, souvenirs et vestiges de la guerre de mon père

Ombres portée - souvenirs et vestiges de la guerre de mon père
Ariana Neumann

A Caracas, dans les années 1980, Ariana Neumann avait fondé du haut de ses huit ans un club d’espionnage, rêvant avec ses cousins de résoudre des enquêtes à la manière du Club des cinq. Un jour, en fouillant dans une boîte cachée dans le bureau de son père, elle tombe sur de vieux papiers, parmi lesquels elle trouve une pièce d’identité. Si l’homme en photo ressemble bien à une version jeune de son père, le nom sur la carte n’est pas le sien. Pourquoi Hans Neumann, riche industriel d’origine tchèque installé depuis plus de trente ans au Vénézuela, porte-t-il le nom de Jan Sebesta sur ce papier? La petite fille n’en saura pas plus, mais elle prend alors conscience des silences autour de l’histoire de son père, et des cauchemars qui le tiraient du sommeil en hurlant. Le lendemain, la boîte aura disparu du placard.

Ce n’est que des années plus tard, à la mort de son père, que la boîte réapparaîtra garnie d’un tas d’autres papiers, tel un legs. Ariana se sent enfin autorisée à enquêter sur ce passé dont son père était incapable de parler de son vivant. Aidée d’une traductrice, elle se lance alors dans des recherches, se découvre de la famille à travers le monde, et d’autres boîtes similaires lui parviennent, pleines de lettres, de photos, de papiers officiels. Qui l’emmènent jusqu’à Prague, où, enfin, elle reconstitue pièce par pièce le puzzle de la vie des Neumann, sa famille paternelle. Elle découvre ce que son père, un jour alors qu’ils s’étaient rendus ensemble à Prague, n’avait pu lui exprimer qu’à travers des larmes silencieuses, les mains accrochées au grillage de la gare de Bubny.

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Nouveau départ

Nouveau départ
Elizabeth Jane Howard

Comme tous les rendez-vous qu’on attend avec impatience, on peut parfois craindre qu’il ne soit pas à la hauteur. Je vous rassure immédiatement: ce quatrième volet de la saga des Cazalet est aussi addictif que les trois premiers, si ce n’est davantage!

Le précédent volume couvrait 3 ans. « Nouveau départ » se joue sur deux années cruciales dans la vie des personnages, et démarre dans la continuité de « Confusion », en 1945. 

Les longues années de guerre sont finies, années pendant lesquelles la famille Cazalet a vécu son lot de bouleversements. 

Malgré l’heureuse nouvelle qui accompagne la fin de la guerre, ce volume est celui de nouvelles épreuves qui assombrissent le quotidien de la famille: divorce, séparation, décès… 

Mais c’est aussi l’heure, pour les petits-enfants devenus adultes, de sceller des unions qui donnent un nouvel élan à la saga.

Les Cazalet ont regagné Londres. La fin de la guerre n’a que peu changé la vie des habitants: les plaies de la ville sont béantes, et la vie ne fonctionne encore qu’à coups de tickets de rationnement. Les cousines sont devenues des jeunes femmes actives et indépendantes. Polly et Clary sont fidèles aux passions qui les habitent depuis leur enfance: la décoration pour la première, la littérature pour la seconde.

Malgré ce début d’émancipation, les femmes sont encore à la merci d’une culture patriarcale ancestrale. On leur met la main aux fesses? Sois belle et tais-toi! 

 » – Il voulait me mettre dans son lit. Je suis désolée

– Et alors? Vous êtes une grande fille, ma chère. Comportez-vous en adulte »

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La carte postale : rencontre avec Anne Berest

La carte postale, Anne Berest, Books moods and more

En ce jeudi matin, le soleil invite à s’asseoir en terrasse pour un café.

Mais c’est à l’intérieur qu’on s’installe, aux Deux Magots, côté boulevard, où la maison d’édition Grasset a organisé la rencontre.

Il est tôt à Saint-Germain-des-Prés, c’est un peu le « before » de la journée – mais un before exceptionnel, car on a rendez-vous avec Anne Berest, la romancière et scénariste, qui a publié en août le roman d’une passionnante et bouleversante enquête familiale, « La carte postale ». 

Dès son premier roman, « La fille de son père », Anne Berest avait amorcé un goût prononcé pour l’exploration des histoires familiales, mais c’est avec « Sagan 54 » que le caractère biographique de son oeuvre prend forme Elle l’extrapolera à sa propre famille, d’abord dans « Gabriële » écrit à quatre mains avec sa soeur Claire, puis avec « La carte postale ».

Anne Berest arrive, lumineuse malgré la pâleur du visage sans fard et s’excuse de la fatigue qu’on y lit – double effet d’un virus saisonnier et  d’un retour tardif de Berlin, la veille, où elle était conviée pour le lancement Outre-Rhin de Gabriële. 

Le soleil habille d’un halo les les tables garnies de viennoiseries, de boissons chaudes et de livres, prélude chaleureux à ce petit-déjeuner littéraire.

D’emblée, on délivre le message d’émotion ressenti à la lecture du roman. Assurément, il se passe une chose incroyable avec La carte postale « dont tout le monde s’empare », reconnaît Anne Berest. Le caractère communautaire du livre est une surprise forte.

Du récit familial au roman

C’est un travail inédit que l’auteure a dû faire, avec l’impression de s’attaquer à un projet trop grand pour elle. « C’était comme devoir grimper une montagne avec les mauvaises chaussures ».

Et sans savoir quelle en serait l’issue. 

Car toute l’histoire du livre repose sur cette carte postale, reçue 20 ans plus tôt au domicile des parents de la romancière, adressée à sa grand-mère Myriam, et sur laquelle étaient inscrits de façon énigmatique quatre prénoms: Ephraïm, Emma, Jacques, Noémie. Les parents, frère et soeur de Myriam, morts à Auschwitz pendant la guerre. 

Qui l’a envoyée? Et dans quel but?

En démarrant son enquête pour découvrir l’auteur de la missive, Anne Berest était dans la même situation que le lecteur: elle ne savait pas où cela l’emmènerait, et ne pouvait en présager la fin. 

Aurait-elle choisi de continuer le roman, et de le publier, si elle n’avait pas eu les réponses qu’elle cherchait ? Elle répond sans hésitation oui. Car le sens de cette enquête, n’était-il finalement pas de pouvoir faire connaissance avec ses aïeux, et leur redonner leur histoire?

Une histoire passionnante, foisonnante, qui prend racine en Russie, d’où les Rabinovitch sont originaires, et que l’arrière arrière-grand-père d’Anne Berest, visionnaire, a entrepris de fuir après la révolution russe. Il s’installera en Palestine, ses enfants feront d’autres choix. Son fils Ephraïm, après un long périple, choisira la France, ce pays qui a défendu Dreyfus et qui ne pouvait qu’être une terre d’asile pour les juifs. 

Retourner en Russie sur leurs traces pour accompagner l’écriture du livre faisait partie du projet de l’auteure – contrarié comme tant d’autres avec le confinement de 2020.

Il y aura au cours de cette enquête tant de rebondissements, tant d’indices tombés du ciel (Anne Berest souligne que cela arrive fréquemment lors d’enquêtes généalogiques), tant à dire sur cette famille grâce à laquelle elle découvre sa judéité, qu’elle coupera au final 250 pages qu’on aurait pourtant volontiers lues (le roman en fait plus de 500). En amont déjà, elle avait condensé des épisodes pour coller au rythme narratif (la visite de la maison familiale en Normandie, qui se passe en une matinée dans le roman, est en fait le fruit de plusieurs déplacement au cours des dix dernières années).

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Shuggie Bain

Est-ce que l’amour d’un petit garçon peut empêcher sa mère de sombrer?

Dans le gris triste d’un coron de Glasgow, Agnes Bain se fait abandonner par son mari Shug, taxi la nuit et coureur de jupons invétéré. La pauvreté et les infidélités de son mari l’ont fait plonger dans l’alcool, et lorsqu’il la laisse dans cette misérable maison, qu’elle espérait être un nouveau départ pour eux, Agnes est happée un peu plus par ses démons. Dès le lever du jour, elle s’abandonne à la boisson, quitte à dépenser sa semaine d’allocations dans les bouteilles qui la consolent – et laissent vide le ventre de ses enfants.

Dans ce quartier de mineurs encore plus pauvre que celui qu’elle vient de quitter, englué dans la tourbière, Agnes met pourtant un point d’honneur à afficher, coûte que coûte, son élégance, surtout les jours de gueule de bois, attirant sur elle les moqueries des unes et la jalousie des autres. 

Chaque jour elle ressortait de sa tombe, maquillée et coiffée, et redressait la tête. Quand elle s’était ridiculisée la veille, elle se relevait, mettait son plus beau manteau, et faisait face au monde. Quand elle avait le ventre vide et que ses mômes avaient faim, elle se coiffait et faisait croire au monde entier qu’il n’en était rien

Shuggie admire tant sa mère au port altier, son pull à perles, ses collants Pretty Polly noirs, ses talons hauts, les boucles de ses cheveux laquées dures comme du carton, les lèvres ourlées de rouge sur les dents en porcelaine qu’il lui retire, le soir, lorsqu’elle est trop saoule pour le faire.

Ses deux aînés, l’un après l’autre, abandonnent Agnes, et seul Shuggie reste à ses côtés pour tenter désespérément de la sauver.

Il pensait que, s’il parvenait à remplir chacun des instants de sa journée avec du bruit, elle ne replongerait pas. 

Shuggie se réfugie dans cet amour inconditionnel, pour échapper aux persécutions qu’il subit, car personne ne le trouve « net » ce garçon qui parle de façon trop précieuse et danse comme une fille…

Si Shuggie Bain est le cri d’amour d’un fils, c’est avant tout l’histoire d’une femme déchue, déçue, maltraitée, mal-aimée mais aimante, mais aussi fière, flamboyante et terriblement malheureuse. Quelle vie aurait-elle pu avoir, Agnes, avec un homme qui aurait su l’aimer, la choyer, sans la faire souffrir, sans l’avilir! 

Elle l’avait aimé et il avait dû la briser totalement pour pouvoir la quitter. Agnes Bain était une chose trop rare pour laisser quelqu’un d’autre l’aimer. Ça n’aurait pas suffi de la laisser en morceaux pour que plus tard un autre les ramasse et la répare

Douglas Stuart, avec un réalisme extraordinaire, retranscrit le Glasgow des années 1980, où lui-même, enfant, a été confronté à l’alcoolisme de sa mère et au regard des autres sur sa façon d’être différent. 

L’écriture, sublime (restituée par une traduction très fine de Charles Bonnot) dévoile un écrivain de talent, en témoigne le prestigieux Booker Prize qui a récompensé le livre en 2020. 

Shuggie Bain est un coup de coeur énorme, dont il n’est pas facile de se remettre!

Traduction: Charles Bonnot

Titre: Shuggie Bain

Auteur: Douglas Stuart

Editeur: éditions Globe

Parution: août 2021