Victor Hugo et les Femmes

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J’ai envie de vous parler de ces premières Rencontres littéraires granvillaises, auxquelles j’ai eu le plaisir d’assister hier.

Partout dans la ville, les affiches placardées invitaient le public à participer à ces premières rencontres consacrées à Victor Hugo et aux femmes: impossible de les louper! En province, ce genre d’occasions est plutôt rare – alors en province ET en vacances, évidemment je n’allais pas passer à côté, même si le temps froid mais lumineux invitait à la promenade en bord de mer, avec pour horizon Jersey et Guernesey, les îles de l’exil de l’écrivain.

Pour être totalement transparente, je suis loin d’avoir ne serait-ce qu’une petite connaissance de Victor Hugo – mis à part quelques poèmes, les extraits scolaires des Misérables, et Les travailleurs de la mer lu il y a très longtemps, je ne connais de l’écrivain que ses maisons (merveilleuse Hauteville House à Guernesey, et sa maison de la place des Vosges à Paris), quelques détails sur ses histoires sulfureuses avec ses maîtresses, son engagement politique qui lui valut de s’exiler pendant vingt ans, et bien évidemment l’histoire tragique de ses filles Léopoldine et Adèle. Mais j’ai toujours eu, historiquement parlant, le dix-neuvième siècle en horreur. Rien à faire, ce siècle ne me parle pas.

Ici, à Granville, il y a toujours eu une grande fierté à avoir accueilli deux fois (ou trois, il y a débat) Victor Hugo. Sa présence, anecdotique mais néanmoins historique, fait un peu partie de l’histoire de la ville, et j’ai le souvenir que très tôt, ici, on l’apprend sur les bancs de l’école.

Alors, ces premières rencontres autour de l’écrivain, axées sur son engagement envers les droits des femmes, mais aussi sur la complexité de son rapport aux femmes, étaient certainement une évidence.

Autour du journaliste Edouard Launet, animateur de cette table ronde, trois femmes érudites, passionnantes et pleines d’humour, spécialistes de Victor Hugo:

Mona Ozouf, philosophe et historienne

Florence Naugrette, professeur de littérature à la Sorbonne, éditrice de la correspondance de Juliette Drouet et auteure d’ouvrages sur le théâtre

Nicole Savy, ancienne directrice des affaires culturelles du Musée d’Orsay.

Tout au long de la rencontre, Mona Ozouf a récité différents poèmes de Victor Hugo, en commençant par un extrait des Contemplations écrit à Granville, mais qui évoque à peine la cité…

Un engagement politique

Il apparaît que l’écrivain a été l’un des premiers défenseurs des droits de la femme, et sa  revendication d’un voeu d’égalité entre hommes et femmes a pris naissance très tôt dans ses valeurs humanistes (il sera nommé président d’honneur de la Ligue française pour le droit des femmes, créée en 1882)

« Il y a des citoyens, il n’y a pas de citoyennes. C’est là un état violent; il faut qu’il cesse » écrira-t-il

Cet engagement apparaît également clairement dans la défense des femmes obligées de se prostituer, écrasées par la misère et la société, à l’image de Fantine dans Les misérables.

Un homme qui aime les femmes

Victor Hugo est également connu pour être un grand amoureux. Si on lui prête de très nombreuses aventures, Florence Naugrette n’en dénombre que quelques unes qui sont parfaitement avérées.

Avant toute chose, il faut situer l’homme dans son contexte personnel. Marié contre l’avis familial à son amie d’enfance Adèle Foucher, ils auront cinq enfants. Délaissée par son mari qui se consacre entièrement à son travail, Adèle s’éprend de Sainte-Beuve, avec qui elle entame une relation adultère de plusieurs années. Elle redonne ainsi, par une sorte de contrat (im)moral, sa liberté amoureuse à Victor Hugo.

Victor Hugo mènera ainsi une relation de cinquante années avec Juliette Drouet, ancienne courtisane dont il épongera les dettes colossales. A travers ces cinquante années passionnées, les deux amants échangeront chaque jour des lettres, 22 000 dénombrées à ce jour.

C’est à leur publication sur internet que s’est attelée Florence Naugrette, avec une cinquantaine de chercheurs, déchiffrant et annotant une correspondance quotidienne. A ce jour, 9 000 lettres sont disponibles à la lecture. Des lettres où Juliette Drouet montre un talent littéraire indéniable, encouragé par Victor Hugo, et à travers lesquelles on trouve de la moquerie, de l’étude sociologique, des propos érotiques, des autoportraits, des dessins,… Juliette sublime son Victor – Nicole Savy est d’ailleurs persuadée qu’elle a contribué à fabriquer ce personnage qu’est devenu l’écrivain, à lui répéter inlassablement « Tu es grand, tu es un génie, tu es sublime ».

Juliette est sa collaboratrice de l’ombre, sa secrétaire, elle lui fait des fiches, des revues de presse. Il vient régulièrement travailler chez elle, voire auprès d’elle lorsqu’elle s’autorisera à vivre enfin avec lui, cinq ans après le décès d’Adèle.

Pendant ces cinquante années, Juliette vivra le beau comme l’abject auprès de son amant, l’exil (dans une maison voisine de celle de son amant, d’où il pourra l’observer depuis son écritoire), et les humiliations face aux nombreuses maîtresses qu’il aura, parmi lesquelles Léonie Biard (femme du peintre Auguste Biard, ils seront pris en flagrant délit d’adultère) ou la domestique Blanche Lanvin.

Et qu’en est-il de Louise Michel, présente sur l’affiche aux côtés de Victor Hugo?

Selon les conférencières, il n’y a aucune preuve avérée d’une relation entre les deux personnalités… jusqu’au moment où mon voisin de gauche lève la main dans une tentative de prise de parole, qu’on lui offrira quelques instants plus tard.

Après s’être levé et faisant face à l’audience, dans un moment digne des meilleurs rebondissements d’une pièce de théâtre, l’homme déclare : « Je suis la preuve vivante de la liaison qui a uni Victor Hugo à Louise Michel! ».

Neuf mois après un rendez-vous difficile avec Victor Hugo en 1851, Louise Michel a accouché en Normandie d’une petite Victorine. C’est de la descendance directe de cette Victorine, qui n’est pas évoquée dans la biographie connue de Louise Michel, qu’est issu cet homme. Il s’appelle Yves Murie, il est journaliste et il est également l’auteur d’un livre dédié à cette histoire, L’enfant de la vierge rouge.

Les animateurs de la table ronde interrogent le journaliste sur les preuves, sans lesquelles il n’y a pas de vérité. Mais les preuves, s’il y en a, ne sont pas à portée de main – il est à ce moment-là même question de la Grande Loge de France, qui entraverait leur accès. Les preuves, pour Yves Murie, sont celles transmises par la tradition orale familiale – et peut-être un jour, comme il y est invité, à l’analyse ADN.

L’image de la femme

A travers son oeuvre, Victor Hugo ne véhicule pas l’image d’une femme sulfureuse, contrairement à Balzac par exemple.

Les jeunes filles, chez Hugo, sont innocentes – pareilles à sa fille Léopoldine, disparue dans l’innocence de ses dix-neuf ans.

Mona Ozouf a récité deux poèmes, qui mettent en scène ces jeunes filles.

Le premier, racontant l’émotion d’un jeune Victor Hugo d’abord âgé de huit ans dont le coeur bat pour la belle Pépita qui en a seize. Le second, où âgé de seize ans, il sera trop naïf pour réaliser l’instant de sensualité offerte lors d’une promenade en forêt par la belle Rose de quatre ans son aînée…

Je pense pouvoir affirmer que nous aurions été nombreux à vouloir écouter encore pendant quelques heures ces histoires autour de Victor Hugo.

Je ressors de ces rencontres littéraires avec l’envie d’approfondir ma connaissance littéraire et biographique de ce grand humaniste. Selon les trois conférencières, la biographie incontournable de Victor Hugo est celle écrite par Jean-Marc Hovasse (tome 1 et 2 disponibles aux Editions Fayard, tome 3 en attente fiévreuse).

Florence Naugrette travaille quant à elle sur une biographie de Juliette Drouet.

Nicole Savy est, entre autres, l’auteur de Le Paris de Hugo (éditions Alexandrines)

Mona Ozouf vient de publier chez Gallimard L’autre Georges – A la rencontre de George Eliot, romancière anglaise qui a bravé la société victorienne par sa liberté de moeurs et d’esprit.

Pour conclure, Mona Ozouf nous a offert le récit de quelques strophes bouleversantes et sublimes tirées du poème Les pauvres gens, que voici en entier:

Les pauvres gens

Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close.
Le logis est plein d’ombre et l’on sent quelque chose
Qui rayonne à travers ce crépuscule obscur.
Des filets de pêcheur sont accrochés au mur.
Au fond, dans l’encoignure où quelque humble vaisselle
Aux planches d’un bahut vaguement étincelle,
On distingue un grand lit aux longs rideaux tombants.
Tout près, un matelas s’étend sur de vieux bancs,
Et cinq petits enfants, nid d’âmes, y sommeillent
La haute cheminée où quelques flammes veillent
Rougit le plafond sombre, et, le front sur le lit,
Une femme à genoux prie, et songe, et pâlit.
C’est la mère. Elle est seule. Et dehors, blanc d’écume,
Au ciel, aux vents, aux rocs, à la nuit, à la brume,
Le sinistre océan jette son noir sanglot.

II

L’homme est en mer. Depuis l’enfance matelot,
Il livre au hasard sombre une rude bataille.
Pluie ou bourrasque, il faut qu’il sorte, il faut qu’il aille,
Car les petits enfants ont faim. Il part le soir
Quand l’eau profonde monte aux marches du musoir.
Il gouverne à lui seul sa barque à quatre voiles.
La femme est au logis, cousant les vieilles toiles,
Remmaillant les filets, préparant l’hameçon,
Surveillant l’âtre où bout la soupe de poisson,
Puis priant Dieu sitôt que les cinq enfants dorment.
Lui, seul, battu des flots qui toujours se reforment,
l s’en va dans l’abîme et s’en va dans la nuit.
Dur labeur ! tout est noir, tout est froid ; rien ne luit.
Dans les brisants, parmi les lames en démence,
L’endroit bon à la pêche, et, sur la mer immense,
Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant,
Où se plaît le poisson aux nageoires d’argent,
Ce n’est qu’un point ; c’est grand deux fois comme la chambre.
Or, la nuit, dans l’ondée et la brume, en décembre,
Pour rencontrer ce point sur le désert mouvant,
Comme il faut calculer la marée et le vent !
Comme il faut combiner sûrement les manoeuvres !
Les flots le long du bord glissent, vertes couleuvres ;
Le gouffre roule et tord ses plis démesurés,
Et fait râler d’horreur les agrès effarés.
Lui, songe à sa Jeannie au sein des mers glacées,
Et Jeannie en pleurant l’appelle ; et leurs pensées
Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du coeur.

III

Elle prie, et la mauve au cri rauque et moqueur
L’importune, et, parmi les écueils en décombres,
L’océan l’épouvante, et toutes sortes d’ombres
Passent dans son esprit : la mer, les matelots
Emportés à travers la colère des flots ;
Et dans sa gaine, ainsi que le sang dans l’artère,
La froide horloge bat, jetant dans le mystère,
Goutte à goutte, le temps, saisons, printemps, hivers ;
Et chaque battement, dans l’énorme univers,
Ouvre aux âmes, essaims d’autours et de colombes,
D’un côté les berceaux et de l’autre les tombes.

Elle songe, elle rêve. – Et tant de pauvreté !
Ses petits vont pieds nus l’hiver comme l’été.
Pas de pain de froment. On mange du pain d’orge.
– Ô Dieu ! le vent rugit comme un soufflet de forge,
La côte fait le bruit d’une enclume, on croit voir
Les constellations fuir dans l’ouragan noir
Comme les tourbillons d’étincelles de l’âtre.
C’est l’heure où, gai danseur, minuit rit et folâtre
Sous le loup de satin qu’illuminent ses yeux,
Et c’est l’heure où minuit, brigand mystérieux,
Voilé d’ombre et de pluie et le front dans la bise,
Prend un pauvre marin frissonnant, et le brise
Aux rochers monstrueux apparus brusquement.
Horreur ! l’homme, dont l’onde éteint le hurlement,
Sent fondre et s’enfoncer le bâtiment qui plonge ;
Il sent s’ouvrir sous lui l’ombre et l’abîme, et songe
Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil !

Ces mornes visions troublent son coeur, pareil
A la nuit. Elle tremble et pleure.

IV
Ô pauvres femmes
De pêcheurs ! c’est affreux de se dire : – Mes âmes,
Père, amant, frère, fils, tout ce que j’ai de cher,
C’est là, dans ce chaos ! mon coeur, mon sang, ma chair ! –
Ciel ! être en proie aux flots, c’est être en proie aux bêtes.
Oh ! songer que l’eau joue avec toutes ces têtes,
Depuis le mousse enfant jusqu’au mari patron,
Et que le vent hagard, soufflant dans son clairon,
Dénoue au-dessus d’eux sa longue et folle tresse,
Et que peut-être ils sont à cette heure en détresse,
Et qu’on ne sait jamais au juste ce qu’ils font,
Et que, pour tenir tête à cette mer sans fond,
A tous ces gouffres d’ombre où ne luit nulle étoile,
Es n’ont qu’un bout de planche avec un bout de toile !
Souci lugubre ! on court à travers les galets,
Le flot monte, on lui parle, on crie : Oh ! rends-nous-les !
Mais, hélas ! que veut-on que dise à la pensée
Toujours sombre, la mer toujours bouleversée !

Jeannie est bien plus triste encor. Son homme est seul !
Seul dans cette âpre nuit ! seul sous ce noir linceul !
Pas d’aide. Ses enfants sont trop petits. – Ô mère !
Tu dis : « S’ils étaient grands ! – leur père est seul ! » Chimère !
Plus tard, quand ils seront près du père et partis,
Tu diras en pleurant : « Oh! s’ils étaient petits ! »

V

Elle prend sa lanterne et sa cape. – C’est l’heure
D’aller voir s’il revient, si la mer est meilleure,
S’il fait jour, si la flamme est au mât du signal.
Allons ! – Et la voilà qui part. L’air matinal
Ne souffle pas encor. Rien. Pas de ligne blanche
Dans l’espace où le flot des ténèbres s’épanche.
Il pleut. Rien n’est plus noir que la pluie au matin ;
On dirait que le jour tremble et doute, incertain,
Et qu’ainsi que l’enfant, l’aube pleure de naître.
Elle va. L’on ne voit luire aucune fenêtre.

Tout à coup, a ses yeux qui cherchent le chemin,
Avec je ne sais quoi de lugubre et d’humain
Une sombre masure apparaît, décrépite ;
Ni lumière, ni feu ; la porte au vent palpite ;
Sur les murs vermoulus branle un toit hasardeux ;
La bise sur ce toit tord des chaumes hideux,
Jaunes, sales, pareils aux grosses eaux d’un fleuve.

« Tiens ! je ne pensais plus à cette pauvre veuve,
Dit-elle ; mon mari, l’autre jour, la trouva
Malade et seule ; il faut voit comment elle va. »

Elle frappe à la porte, elle écoute ; personne
Ne répond. Et Jeannie au vent de mer frissonne.
« Malade ! Et ses enfants ! comme c’est mal nourri !
Elle n’en a que deux, mais elle est sans mari. »
Puis, elle frappe encore. « Hé ! voisine ! » Elle appelle.
Et la maison se tait toujours. « Ah ! Dieu ! dit-elle,
Comme elle dort, qu’il faut l’appeler si longtemps! »
La porte, cette fois, comme si, par instants,
Les objets étaient pris d’une pitié suprême,
Morne, tourna dans l’ombre et s’ouvrit d’elle-même.

VI

Elle entra. Sa lanterne éclaira le dedans
Du noir logis muet au bord des flots grondants.
L’eau tombait du plafond comme des trous d’un crible.

Au fond était couchée une forme terrible ;
Une femme immobile et renversée, ayant
Les pieds nus, le regard obscur, l’air effrayant ;
Un cadavre ; – autrefois, mère joyeuse et forte ; –
Le spectre échevelé de la misère morte ;
Ce qui reste du pauvre après un long combat.
Elle laissait, parmi la paille du grabat,
Son bras livide et froid et sa main déjà verte
Pendre, et l’horreur sortait de cette bouche ouverte
D’où l’âme en s’enfuyant, sinistre, avait jeté
Ce grand cri de la mort qu’entend l’éternité !

Près du lit où gisait la mère de famille,
Deux tout petits enfants, le garçon et la fille,
Dans le même berceau souriaient endormis.

La mère, se sentant mourir, leur avait mis
Sa mante sur les pieds et sur le corps sa robe,
Afin que, dans cette ombre où la mort nous dérobe,
Ils ne sentissent pas la tiédeur qui décroît,
Et pour qu’ils eussent chaud pendant qu’elle aurait froid.

VII

Comme ils dorment tous deux dans le berceau qui tremble !
Leur haleine est paisible et leur front calme. Il semble
Que rien n’éveillerait ces orphelins dormant,
Pas même le clairon du dernier jugement ;
Car, étant innocents, ils n’ont pas peur du juge.

Et la pluie au dehors gronde comme un déluge.
Du vieux toit crevassé, d’où la rafale sort,
Une goutte parfois tombe sur ce front mort,
Glisse sur cette joue et devient une larme.
La vague sonne ainsi qu’une cloche d’alarme.
La morte écoute l’ombre avec stupidité.
Car le corps, quand l’esprit radieux l’a quitté,
A l’air de chercher l’âme et de rappeler l’ange ;
Il semble qu’on entend ce dialogue étrange
Entre la bouche pâle et l’oeil triste et hagard :
– Qu’as-tu fait de ton souffle ? – Et toi, de ton regard ?

Hélas! aimez, vivez, cueillez les primevères,
Dansez, riez, brûlez vos coeurs, videz vos verres.
Comme au sombre océan arrive tout ruisseau,
Le sort donne pour but au festin, au berceau,
Aux mères adorant l’enfance épanouie,
Aux baisers de la chair dont l’âme est éblouie,
Aux chansons, au sourire, à l’amour frais et beau,
Le refroidissement lugubre du tombeau !

VIII

Qu’est-ce donc que Jeannie a fait chez cette morte ?
Sous sa cape aux longs plis qu’est-ce donc qu’elle emporte ?
Qu’est-ce donc que Jeannie emporte en s’en allant ?
Pourquoi son coeur bat-il ? Pourquoi son pas tremblant
Se hâte-t-il ainsi ? D’où vient qu’en la ruelle
Elle court, sans oser regarder derrière elle ?
Qu’est-ce donc qu’elle cache avec un air troublé
Dans l’ombre, sur son lit ? Qu’a-t-elle donc volé ?

IX

Quand elle fut rentrée au logis, la falaise
Blanchissait; près du lit elle prit une chaise
Et s’assit toute pâle ; on eût dit qu’elle avait
Un remords, et son front tomba sur le chevet,
Et, par instants, à mots entrecoupés, sa bouche
Parlait pendant qu’au loin grondait la mer farouche.

« Mon pauvre homme ! ah ! mon Dieu ! que va-t-il dire ? Il a
Déjà tant de souci ! Qu’est-ce que j’ai fait là ?
Cinq enfants sur les bras ! ce père qui travaille !
Il n’avait pas assez de peine ; il faut que j’aille
Lui donner celle-là de plus. – C’est lui ? – Non. Rien.
– J’ai mal fait. – S’il me bat, je dirai : Tu fais bien.
– Est-ce lui ? – Non. – Tant mieux. – La porte bouge comme
Si l’on entrait. – Mais non. – Voilà-t-il pas, pauvre homme,
Que j’ai peur de le voir rentrer, moi, maintenant ! »
Puis elle demeura pensive et frissonnant,
S’enfonçant par degrés dans son angoisse intime,
Perdue en son souci comme dans un abîme,
N’entendant même plus les bruits extérieurs,
Les cormorans qui vont comme de noirs crieurs,
Et l’onde et la marée et le vent en colère.

La porte tout à coup s’ouvrit, bruyante et claire,
Et fit dans la cabane entrer un rayon blanc ;
Et le pêcheur, traînant son filet ruisselant,
Joyeux, parut au seuil, et dit : C’est la marine !

X

« C’est toi ! » cria Jeannie, et, contre sa poitrine,
Elle prit son mari comme on prend un amant,
Et lui baisa sa veste avec emportement
Tandis que le marin disait : « Me voici, femme ! »
Et montrait sur son front qu’éclairait l’âtre en flamme
Son coeur bon et content que Jeannie éclairait,
« Je suis volé, dit-il ; la mer c’est la forêt.
– Quel temps a-t-il fait ? – Dur. – Et la pêche ? – Mauvaise.
Mais, vois-tu, je t 1 embrasse, et me voilà bien aise.
Je n’ai rien pris du tout. J’ai troué mon filet.
Le diable était caché dans le vent qui soufflait.
Quelle nuit ! Un moment, dans tout ce tintamarre,
J’ai cru que le bateau se couchait, et l’amarre
A cassé. Qu’as-tu fait, toi, pendant ce temps-là ? »
Jeannie eut un frisson dans l’ombre et se troubla.
« Moi ? dit-elle. Ah ! mon Dieu ! rien, comme à l’ordinaire,
J’ai cousu. J’écoutais la mer comme un tonnerre,
J’avais peur. – Oui, l’hiver est dur, mais c’est égal. »
Alors, tremblante ainsi que ceux qui font le mal,
Elle dit : « A propos, notre voisine est morte.
C’est hier qu’elle a dû mourir, enfin, n’importe,
Dans la soirée, après que vous fûtes partis.
Elle laisse ses deux enfants, qui sont petits.
L’un s’appelle Guillaume et l’autre Madeleine ;
L’un qui ne marche pas, l’autre qui parle à peine.
La pauvre bonne femme était dans le besoin. »

L’homme prit un air grave, et, jetant dans un coin
Son bonnet de forçat mouillé par la tempête :
« Diable ! diable ! dit-il, en se grattant la tête,
Nous avions cinq enfants, cela va faire sept.
Déjà, dans la saison mauvaise, on se passait
De souper quelquefois. Comment allons-nous faire ?
Bah ! tant pis ! ce n’est pas ma faute, C’est l’affaire
Du bon Dieu. Ce sont là des accidents profonds.
Pourquoi donc a-t-il pris leur mère à ces chiffons ?
C’est gros comme le poing. Ces choses-là sont rudes.
Il faut pour les comprendre avoir fait ses études.
Si petits ! on ne peut leur dire : Travaillez.
Femme, va les chercher. S’ils se sont réveillés,
Ils doivent avoir peur tout seuls avec la morte.
C’est la mère, vois-tu, qui frappe à notre porte ;
Ouvrons aux deux enfants. Nous les mêlerons tous,
Cela nous grimpera le soir sur les genoux.
Ils vivront, ils seront frère et soeur des cinq autres.
Quand il verra qu’il faut nourrir avec les nôtres
Cette petite fille et ce petit garçon,
Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson.
Moi, je boirai de l’eau, je ferai double tâche,
C’est dit. Va les chercher. Mais qu’as-tu ? Ça te fâche ?
D’ordinaire, tu cours plus vite que cela.

– Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà! »

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Félicitations à la ville de Granville pour l’organisation de ces premières rencontres littéraires de grande qualité.

 

3 réflexions sur “Victor Hugo et les Femmes

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