Maharaja, Briato, Tucano, Dentino, Drago, Lollipop, Oiseau Mou, Jveuxdire, Drone, Biscottino, Cerino – ils sont onze gamins, dont le dernier a à peine dix ans. Il ne faut pas se fier à leur jeune âge ni à leurs surnoms ridicules, car bientôt, en sillonnant la ville sur leurs scooters, ils vont prendre la tête de la mafia napolitaine.
C’est un roman, mais ce n’est pas une fiction. Ce baby-gang a vraiment existé, il a dominé le milieu napolitain pendant quatre ans – et c’est son histoire qui a inspiré Roberto Saviano, journaliste reconnu pour ses enquêtes sur la mafia napolitaine. Depuis la sortie de Gomorra, son premier livre, sa tête a été mise à prix et il vit sous protection policière permanente.
Pour Piranhas, Saviano a choisi la forme romancée, qui lui a permis d’aller dans la psychologie et l’intimité des personnages. Et ce qui en résulte est un récit à couper le souffle, une chute vertigineuse dans l’univers criminel de la Camorra napolitaine.
Le chef du vrai gang s’appelait Emanuele Sibilo – Saviano s’en est inspiré pour créer son personnage principal, celui qui va prendre la tête de la paranza: Nicola Fiorillo. Nicola porte le même prénom que Machiavel, dont les écrits l’inspirent dans sa quête du pouvoir:
– J’aime bien Machiavel.
– Pourquoi?
– Parce qu’il m’apprend à commander
Nicola, leader charismatique, qui à l’instar de ses camarades, a assimilé tous les codes de la mafia: honneur, trahison, vengeance, crime. Pourtant, il n’est pas issu du milieu. Mais il a très vite compris qu’il ne voulait pas être un petit-bourgeois comme ses parents, travailler pour gagner en un mois ce qu’il pourrait facilement gagner en trois heures.
Nicola et ses amis veulent briller, brasser de l’argent, et avoir leur carré VIP au Nuovo Maharaja, la boîte de nuit qui depuis toujours fait rêver Nicola.
Alors, tous ensemble, ils vont monter leur gang. Nicola sera leur chef.
Autour de lui, Nicola ne voyait que des territoires à conquérir, des possibilités à exploiter. Il l’avait compris tout de suite et ne voulait pas attendre d’être plus grand. Il se fichait d’avancer étape par étape, se fichait des hiérarchies. Il avait regardé Le maître de la Camorra en boucle, pendant dix jours. Il était prêt.
Pour lui, le monde se divise en deux catégories: « Il y a ceux qui baisent et ceux qui se font baiser, c’est tout ». Nicola fait partie des baiseurs. Peu importe s’il est un gamin qui a face à lui un parrain, un archange intouchable. Rien ne lui fait peur, rien ne l’arrête. Et ses amis le suivent.
D’abord il saura convaincre, pour récupérer des armes. Il apprendra ensuite à tirer avec ses disciples devenus ses frères de sang dans la paranza, le gang. S’entraîner à tirer avec un arsenal de guerre sur des immeubles, puis sur cibles réelles. Ces gamins savent garder leur sang froid. Bientôt ils pourront commettre leurs premiers braquages, puis récupérer des places de deal dans les quartiers, profitant que les autres chefs de gang soient en prison. Et enfin, forts de leur pouvoir et de la frayeur qu’ils inspirent, ils seront prêts pour extorquer de l’argent dans le quartier.
Faire la guerre est un jeu, comme dans les films qui ont forgé leur culture, comme dans les jeux auxquels ils jouent sur leur console.
Dès lors, la vie n’a plus de valeur. Tuer est une suite logique.
Devenir féroces: c’était la seule manière pour eux d’être pris en considération par ceux qui inspiraient la crainte et le respect. Des enfants, oui, mais avec des couilles. Semer la zone et en profiter: désordre et chaos, pour un règne sans principes.
Les garçons n’ont plus de limites, même au sein du gang, même au sein de leur propre famille. Etre tué en contrepartie est un risque – et risquer la vie de sa famille en est un autre.
C’est donc un roman d’une grande noirceur que livre Roberto Saviano, mais ce n’est pas la noirceur d’une jeunesse désespérée, livrée à elle-même et qui subit sa condition sans autre choix. Ici, tout est délibéré, pensé, ambitionné. On peut juste s’étonner – s’horrifier, même! – du manque de présence des parents, qui n’ont pas vu l’enrôlement de leurs enfants dans la mafia, ou pas su arrêter la chute dans la spirale infernale. Peut-être même ont-ils été, par leur silence, consentants. La mafia est une culture tellement ancrée dans les moeurs du sud de l’Italie qu’il nous manque inévitablement des éléments pour la comprendre, et asseoir un jugement.
J’aurais aimé, une fois que le gang a conquis ses territoires, avoir le regard de leur famille sur l’évolution de ces enfants, et comprendre en quoi elles n’ont pas pu les stopper dans leur élan.
Peut-être en apprendrons-nous plus dans la suite de Piranhas déjà parue en Italie sous le titre Baiser féroce. Car la fin de Piranhas, vous pouvez me croire, donne envie de poursuivre la lecture…!
Pour ce premier tome, Saviano a parfaitement maîtrisé le passage à la forme romancée, la plume est vive et fine, et il a mis son ADN de journaliste au service d’un récit extrêmement documenté, n’épargnant rien des secrets, ni de la violence de la culture mafieuse. Et c’est passionnant. Si je n’ai ici pas évoqué les autres personnages du gang, ni les familles, ni la mafia locale, sachez que tous sont extrêmement fouillés et campés.
Toujours sous protection policière, que le ministre de l’intérieur Matteo Salvini a d’ailleurs menacé de lever, Saviano affirme qu’écrire est sa vengeance contre ceux qui ont mis sa tête à prix.
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Titre: Piranhas (La paranza dei bambini)
Auteur: Roberto Saviano
Editeur: Gallimard
Parution: octobre 2018
Une réflexion sur “Piranhas”