Le 4 juin 2017, dans un post sur Instagram où je parlais de ma relecture de « Des souris et des hommes », j’écrivais:
« L’oeuvre est toujours aussi puissante, même si la traduction française paraît un peu vieillotte avec des tournures de phrases, surtout dans les dialogues, qui ont fait leur temps et gagneraient un peu à être dépoussiérées. Mais je chipote… »
C’était la traduction de Maurice-Edgar Coindreau, qui faisait référence depuis 1955, et à laquelle succède celle d’Agnès Desarthe – qui devait être alignée avec mes pensées!
Lorsqu’on lit cette nouvelle traduction, on est tenté de faire une étude comparative des deux textes, de vouloir comprendre ce qu’elle a voulu non pas améliorer, mais ce qu’elle a perçu, elle, de l’oeuvre de Steinbeck.
Récemment encore, j’avais un regard indifférent sur le fait qu’une femme traduise un texte d’homme, et vice versa. Le mouvement Woke a soulevé des questionnements, par ses allégations parfois très poussées affirmant qui avait le droit de traduire quoi. Comprendre un texte, le mettre en mots dans une autre langue: un traducteur peut-il avoir ses limites (culturelles, sexuelles par exemple)? Ou un travail en amont du sujet (comme je l’observe chez les traducteurs que je suis ici) peut-il suffire à s’approprier ce texte? Finalement, chacun doit connaître ses propres limites, savoir ce qu’il se sent capable de traduire, ou pas.
En aucun cas je ne dirai qu’Agnès Desarthe, en tant que femme, était illégitime pour traduire l’immense texte de Steinbeck.
Bien au contraire, son travail est très proche de celui de Coindreau. La différence se joue dans les détails, dans des descriptions parfois plus imagées, dans des mots qui depuis 1955 sont entrés dans le langage commun. Les pantalons et vestes en serge de coton bleue à boutons de cuivre chez Coindreau sont devenus du denim, une étoffe brute avec des boutons en laiton. Le chapeau de feutre est devenu un Stetson, ou le palefrenier un negro de palefrenier (censure annulée?). On vouvoie parfois à la place du tutoiement. Mais au-delà de ce passe-passe de mots, la différence se joue surtout dans un texte où affleure une dimension plus poétique et raffinée, là où Coindreau était plus rustique, plus rural.
Pour autant, cela ne change rien à l’histoire poignante de George et Lennie, duo improbable dont l’universelle fraternité et l’injuste destin traversent les décennies.
Fidèle à Steinbeck, là où peut-être on aurait aimé voir la romancière prendre le dessus et trahir pour réinventer une fin heureuse, Desarthe ne nous a pas épargné d’avoir le coeur brisé en refermant la dernière page.
Et elle nous offre, avec ce très beau texte, la possibilité de (re)lire avec un plaisir infini ce chef-d’oeuvre de la littérature américaine.
Titre: Des souris et des hommes (Of mice and men)
Auteur: John Steinbeck
Editeur : éditions Gallimard
Parution (nouvelle traduction): avril 2022
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