
C’est un lundi matin d’été, il n’y a personne chez Anna.
Francesca est montée d’un étage la rejoindre. Enfermées dans la salle de bain, fenêtre et rideau ouverts, elles vont se donner en spectacle aux voisins d’en face. Les barres d’immeubles gris ressemblent à des niches d’urnes funéraires, les enfants pissent dans les escaliers, mais pendant quelques minutes les deux gamines de treize ans vont envoyer du rêve de starlettes, maquillées à outrance. Devant le miroir, pendant que le CD chante « The summer is magic, is magic », elles se déhanchent, font valser soutien-gorge, t-shirt, culotte à fleurs et string, nues face à la fenêtre et aux voisins, elles se caressent, secouent leurs cheveux, s’effleurent du bout des lèvres, « se meuvent comme deux tentacules » jusqu’à ne plus savoir quoi faire de tout ça, jeu ou vertige, alors elles s’arrêtent. Cet été-là, elles découvrent le pouvoir de leur beauté, le regard des garçons qui les déshabillent, les baisers avec la langue, les frissons sur la peau qu’on touche et qui devient comme un fluide chaud.
Anna et Francesca sont les reines du quartier, des plantes sublimes montées en tige quand les autres filles sont encore des boutures insignifiantes ou des mauvaises herbes, et quand elles traversent la via Stalingrado, elles deviennent les reines de la plage, où leurs corps fuselés de femmes font tourner la tête des garçons.
Tous les jours, la même histoire. L’éternel va-et-vient d’Anna et Francesca entre la mer et les cabines, les cabines et la mer. Sous la douche, derrière le bar. Puis de nouveau dans l’eau. Toujours ces mêmes allées et venues, Anna et Francesca devant, les mecs derrière. Et les boudins qui sont là à regarder.
Elles ont des rêves, à commencer par quitter ce quartier sordide de bord de mer, offert comme une gratification quarante ans plus tôt aux métallos de la Lucchini – mais le rêve, il est en face, sur l’île d’Elbe, où les ferries conduisent les touristes, où les lumières clignotent la nuit dans les villages, comme dans les crèches de Noël.
Depuis la petite enfance, Anna et Francesca sont amies à la vie à la mort, toujours main dans la main, la brune et la blonde, à l’école, sur la plage, dans la cour de l’immeuble. Elles s’aiment, inconditionnellement. Mais l’apprentissage sensuel de cet été, les garçons qui s’immiscent entre elle, rebattent les cartes.
Quel est leur avenir, dans cette vie, où les pères sont des brutes qui vous tabassent ou des voyous qui partent et reviennent sans prévenir, où les mères aimeraient s’en sortir mais restent soumises à leurs maris, où les garçons se racontent que pour draguer une fille « tu la prends et tu la bascules direct sur le capot » et où les filles tombent enceinte à seize ans?
Sur leurs vies à tous pèse la puissance monstrueuse de l’aciérie, qui emploie les pères, les frères, les cousins, les copains, les garçons qui sitôt leur service de 8 heures sur le pont-roulant fini, foncent avaler la nuit, les filles, la musique, et au petit matin, gorgés de coke, reprennent du service. Le capitalisme gronde dans le haut-fourneau, menace les petites combines de fin de mois et l’emploi qu’on croyait à vie.
« D’acier » est un roman brûlant comme le métal en fusion de l’usine, empli d’un réalisme social abrupte, de contrastes entre lumière et obscurité, entre douceur et violence, entre sucre et amertume. Un contraste symbolisé par Anna et Francesca, la brune et la blonde, pressées de quitter l’enfance et éprouver la puissance de leur séduction. Eveil à la sensualité, au désir, mais quel désir, pour qui? Elles ont à peine quatorze ans, elles ont l’air d’en avoir déjà vécu vingt, mais ne sont encore que des petites filles.
Silvia Avallone dit qui dans ce monde-là peut s’en sortir ou pas, qui peut s’aimer ou pas.
Dans la beauté crue d’une écriture organique, elle nous raconte cette jeunesse sauvage, le sexe qui palpite, la beauté insolente des corps électriques, la rébellion mais aussi le désenchantement et l’espoir d’une autre vie, vers laquelle on pourrait échapper à sa condition.
Ce roman est le premier de Silvia Avallone. Sorti en 2010, les critiques ont évoqué Zola. Oui, incontestablement, il y a du Zola dans cette histoire-là. Entre le naturalisme et le déterminisme social, cette histoire c’est un peu Germinal sur la péninsule italienne au 21ème siècle – l’acier a remplacé le charbon, mais l’usine est au centre des vies – et au-dessus papillonnent Anna et Francesca, si belles et si fragiles.
Ce que personne ne peut imaginer, dehors, c’est l’intérieur. On le sait bien qu’à l’intérieur de la Lucchini, dans ses viscères, bougent des jambes, des bras, des têtes humaines, des êtres de chair. Mais personne, jamais, n’arrivera à prendre la mesure de ce gigantesque labeur. Dehors, impossible de comprendre ce que c’est, de transformer des tonnes et des tonnes de matière. La matière la plus dure qui soit. Ni d’imaginer la quantité démesurée de calendriers sexy et de posters de femmes nues accrochés partout.
Coup de poing, par son histoire qu’on se prend en pleine figure, et par son écriture dont la beauté m’a laissée sur le flanc, D’acier est un de ces romans qu’on hisse dans l’autel sacré des lectures qui chamboulent une vie de lecteur.
Traduction: Françoise Brun
Titre: D’acier (Acciaio)
Auteur: Silvia Avallone
Editeur: Liana Levi
Parution: 2011