Fille du silence

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C’est une histoire tragique, inspirée d’un fait réel, que la romancière Carole Declercq a choisi de raconter dans son nouveau livre, Fille du silence.

Une histoire qui parle de la Sicile d’aujourd’hui à travers ce qui, malgré elle, est en partie constitutif de son histoire, de son économie, de sa culture: la mafia. Cosa Nostra.

Je suis née Cosa Nostra. J’ai grandi Cosa Nostra. Je respire Cosa Nostra. Je pleure mon père sans ressentir la révolte légitime que je devrais ressentir contre Cosa Nostra. Parce que c’est inscrit dans notre sang. Nous sommes marqués du seau de Cosa Nostra à la naissance. Comme des bêtes à l’abattoir. En plein front

Nous sommes près de Trapani, à l’Ouest de la Sicile, à une petite heure de Palerme.

Dans la petite ville de San Vito, Rina Abadia passe une enfance insouciante – même si sa mère est revêche et ne lui témoigne aucune affection, son père Giuseppe l’entoure de beaucoup d’amour. Avec ses yeux de petite fille, Rina idolâtre Giuseppe, sorte de chef charismatique qu’on appelle le Dottore, même s’il n’a aucun diplôme.

Le Dottore aide souvent les autres, négocie, trouve des solutions aux problèmes des visiteurs du soir, et on le remercie de ses services par de petits cadeaux. Souvent, Nino, l’aîné de 10 ans de Rina, l’accompagne là où on l’appelle.

Rina a bien conscience qu’il se passe beaucoup de choses autour d’elle, qu’il y a beaucoup de morts, de morts jeunes, des morts « bus par le soleil » qu’on ne retrouve pas. Mais c’est ainsi qu’elle a grandi, au milieu de la mafia. Le jour où Giuseppe décide de ne pas suivre dans de nouvelles affaires le boss du village, il devient parjure. Quand on quitte Cosa Nostra, on est soudain contre Cosa Nostra. Donc un homme à abattre.

Fatalement, Giuseppe meurt sous les balles, certainement celles d’un ami de la famille. Rina a une dizaine d’années et elle commence alors à écrire son journal intime. Un par an. Nino, qui bientôt va rejoindre le clan qui vraisemblablement a tué son père, va commencer à se confier à Rina. Les noms, les actions, ce qu’on lui demande, qui lui demande, où, pourquoi. Elle va tout consigner. Peut-elle imaginer ce qu’elle risque? Ici, chaque faux pas est puni. On ne rigole pas dans le Milieu, peu importe qui vous êtes. La vie n’a pas de valeur, Cosa Nostra a tous les droits, Cosa Nostra dirige tout. Là où est Cosa Nostra, l’Etat n’a aucun droit, l’Etat n’oserait intervenir. Et pourtant, quelques juges osent la combattre, mais le Milieu reste tout puissant.

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Palerme, 29 juillet 2017 – fresque murale dédiée aux juges Falcone et Borsellino

Dans le Milieu, on est très surveillé, a fortiori quand on est une fille, vouée à devenir mère, grand-mère, soeur, fille, cousine ou tante de futurs morts. La loi du silence emprisonne, invisible mais ferme et irréfutable.

Peut-on concevoir de passer tout une vie sous ce joug tout puissant?

Nino mort à son tour, sa femme Iolanda, qui n’est pas issue du milieu, passe à l’ennemi: elle devient témoin de justice. Un premier déclic pour Rina qui aspire à une autre vie, à une deuxième chance, loin de Cosa Nostra.

Alors, âgée de seize ans, Rina va décider de parler, elle aussi. A Trapani, elle va rencontrer la juge Cortesi, abasourdie par le risque que prend cette mineure prête à livrer tous ses journaux intimes, qui pourraient faire tomber tant d’hommes… Les révélations de cette toute jeune fille sont une mine d’or.

La juge Cortesi travaille étroitement avec le juge Paolo Borsellini, qui bientôt sera muté de Marsala à Palerme. Sa bonté, sa gentillesse et sa grandeur d’âme vont s’avérer pour Rina un profond soutien, et son amitié précieuse va l’aider lorsque très vite, Rina va devoir être exfiltrée à Rome pour fuir un danger imminent et continuer à travailler comme témoin de justice avec le Haut-Commissariat de la lutte anti-mafia.

Rina rencontrera à plusieurs reprises celui qu’elle considère comme son protecteur, ainsi que l’ami d’enfance de celui-ci, Giovanni Falcone, également juge anti-mafia.

Mais on le sait, Cosa Nostra sera plus forte. Elle assassinera le juge Falcone, et le juge Borsellino, laissant un vide immense dans la vie de Rina, qui, reniée par sa famille, pensait avoir déjà tout perdu…

Carole Declercq l’annonce d’emblée: la narratrice, Rina Abadia, est le double littéraire de Rita Atria. Rita, fille de Don Vito, petit chef mafia, soeur de Nicolas, devenu dealer. Rita fera tomber beaucoup d’hommes du Milieu en travaillant étroitement avec la justice. Des hommes qui seront jugés, et condamnés.

Pourtant, les juges Falcone et Borsellino ne pourront pas aller jusqu’au bout de leur mission: ils seront assassinés à deux mois d’intervalle en 1992, dans des attentats commandités par le « capo dei capi », Toto Rina – né dans le berceau de la mafia sicilienne, à Corleone. Depuis, bien entendu, Toto Rina est tombé, a été jugé, condamné – et il est mort à son tour dans la prison de Parme en 2017.

Qui connaît un peu la Sicile sait combien la mafia est silencieusement présente encore aujourd’hui. Indéboulonnable. Il faut dire qu’elle y est profondément ancrée – on dit que sa formation remonte au dix-huitième siècle, mais on pourrait semble-t-il aller au moins jusqu’au seizième siècle.

La Sicile, j’en ai déjà parlé ici, est cette magnifique terre de contrastes, baroque et défigurée par le béton, aride et fertile, si pauvre ou si riche, l’Africaine, celle qui a subi tous les envahisseurs, grecs, romans, normands, arabes, et j’en passe, et qui a appris le silence pour résister, le système D pour survivre. La Sicile, terrain fertile pour que la mafia s’y développe et résiste, d’année en année, de siècle en siècle, à toute forme de justice.

En Sicile, on passe sont temps à se rendre service. C’est dans nos gènes. Et d’ailleurs, on ne sait jamais à qui on a rendu service.

Carole Declercq retrace le destin brisé de Rita avec son double littéraire, Rina. En choisissant la trame romanesque, elle habille, dessine, comble la vie de cette jeune héroïne, qui a résisté comme elle a pu à la manière d’un personnage de tragédie grecque. Elle nous offre par ce biais une immersion totale et fascinante, que ce soit dans la tête de Rina ou dans la Sicile des années 1980-90.

Je ne sais quelle part de notre sang, un jour, a accepté, sans rechigner, sans se révolter, le joug de cette domination, de cette soumission intolérable à un seul. Fut-ce au prix d’une lutte longue et acharnée? Qu’est-ce qui a prévalu, dans l’acceptation de cette main tendue au-dessus de nos têtes qui protège et exige à la fois? En tant que femme, en tant que fille, cette protection n’a pas un goût de sang, elle a le pouvoir d’attraction d’une épaule masculine mais j’en sens la dangereuse douceur, l’inquiétante onctuosité. C’est une poigne de fer. Une indulgence de façade.

C’est Rina qui raconte, vus depuis le sortir de l’enfance, les rouages de la mafia. Pour un enfant, la mafia, c’est un milieu comme un autre, un enfant ne s’interroge certainement même pas sur son milieu. Mais ce qu’il ressent certainement, c’est qu’il fait partie d’un tout, d’une grande famille, où l’honneur est au centre de l’existence, en plus de la fierté d’être sicilien.

A travers les yeux d’une enfant, toutes ces gentillesses que l’on fait à votre famille sont naturelles, bienveillantes. Comment pourrait-il en être autrement? Mais il y a les codes, qui régissent tout.

Les codes, composantes de ce déterminisme social. Qui font que Rina, tout comme ses petites copines issues du milieu, ne seront jamais tout à fait les mêmes que d’autres filles de leur âge, tant elles sont liées à une tradition qui déjà a tracé leur destinée. Sont-elles toutes rejetées par leur mère, comme l’a été Rina / Rita? Etre la mère d’un fils qu’on offre au milieu, est-ce la seule finalité pour une femme, en plus de se taire?

C’est avec beaucoup de profondeur psychologique que Carole Declercq a construit « sa » Rina. Les autres personnages du roman sont tout autant étudiés, scrutés, incarnés, chacun dans son rôle: la famille, les amis, les ennemis, mais aussi les personnages tristement célèbres que sont les juges Borsellino et Falcone.

Si le roman a inévitablement des airs cinématographiques tant notre inconscient est marqué par des films comme Le Parrain – je pense à cet effet aux obsèques familiales où on assiste à un vrai cérémonial autant culturel que religieux, il est également pourvu de beaucoup de réalisme. J’ai vu la Sicile que je connais à travers les yeux de Rina. Et c’est d’ailleurs à ce portrait lucide et sans concession que j’en viens, un portrait loin du faste baroque du Guépard (à titre d’exemple, mais convenons que c’est un des romans les plus marquants lorsque l’on évoque la Sicile). La Sicile est un amalgame du beau comme du pire, du bétonnage à outrance qui a pris ses quartiers sur la mer, qui a écrasé façon patchwork sans maîtrise les plus beaux sites historiques:

La magnificence des centre-villes baroques s’est retrouvée avalée puis emmaillotée dans une sorte de gangue haute sur pattes, discordante, faite d’immeubles malades avant de naître et de routes dont les bas-côtés, comme un soufflé, ce sont effondrés aussitôt sortis de leur moule. Et cela a duré pendant des décennies, nous avons tiré sur la corde autant que possible. La lèpre s’est répandue sur la totalité des terres. 

Mais malgré tout, le portrait évoque aussi cette âme sicilienne, authentique, ici celle d’une petite station balnéaire (qui pourrait  aussi bien être un petit village à l’intérieur des terres) et d’une certaine jeunesse italienne qui aux yeux des touristes paraîtrait insouciante, exaltée, arrogante, caricaturale, sulfureuse – et aussi dangereuse.

Fille du silence ne se lit pas que comme un roman, il a également une approche très documentaire d’un mythe aussi fascinant que glaçant.

Je souligne ici que lorsqu’il m’a été proposé de le lire, c’est le niveau documentaire qui m’intéressait. J’ai découvert ainsi Carole Declercq, son travail remarquable et sa plume aussi fine que juste.

Enseignante, Carole Declercq est agrégée de lettres et de langues anciennes. Elle a déjà publié deux romans: Ce qui ne nous tue pas et Un autre jour pour mourir.

Il est bon de découvrir d’autres plumes plus discrètes, moins exposées, qui mériteraient tout autant que d’autres d’être mises bien plus en avant.

Ce roman, pour lequel vous l’avez compris j’ai à la base beaucoup d’affinités électives, m’a entièrement convaincue.

★ ★ ★ ★ ★

Titre: Fille du silence

Auteur: Carole Declercq

Editeur: Terra Nova

Parution: 2018

5 réflexions sur “Fille du silence

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