Ecrivain des souvenirs et des sensations, Philippe Delerm m’a surprise et enchantée avec la douceur mélancolique qui se dégage de ce petit roman de 1996 (prix des Libraires 1997).
Le jeune Ulrik Tercier passe ses vacances d’été dans la maison familiale à Grez-sur-Loing.
En cette année 1884, une joie éclatante anime le jardin voisin de l’hôtel Chevillon, où résident des artistes peintres venus de Scandinavie: les suédois Carl et Karin Larsson, Karl Nordström, l’écrivain August Strindberg, le norvégien Christian Krohg et le danois Søren Krøyer. Ils sont en résidence ici, près de Barbizon, pour saisir la lumière particulière si chère aux impressionnistes – et plus que la lumière, c’est le bonheur d’être réunis tous ensemble dans un même but qui exalte leurs journées et leur créativité.
Les chevalets, les toiles, les pinceaux, les tubes et les palets d’aquarelle apparaissaient avec le même naturel que met le paysan à tirer son couteau de la poche, à l’heure du déjeuner. Nordström, Krohg, Karin et Carl peignaient dehors, aux yeux de tous, n’importe quand, comme on parle, comme on respire. Dernier arrivé, Søren Krøyer avait poussé jusqu’à la frénésie ce besoin de tout saisir, de tout refléter. Bien sûr, ils étaient peintres. Mais qu’est-ce que cela voulait dire? Au-delà de leur aisance technique qui me stupéfiait, d’où leur venait ce besoin? Ils étaient jeunes, et pourtant la vie semblait n’être pour eux qu’un prétexte.
Jeune homme de bonne famille, fils unique désoeuvré qui cherche un sens à sa vie, Ulrik est envoyé par son père rejoindre la colonie de Skagen que ses amis peintres lui ont tant vanté. Là-bas, il découvre une communauté de peintres menée par Krøyer et le couple formé par Michael et Anna Ancher, et leur travail inspiré par une peinture en plein air qui trouve sa singularité dans la lumière unique des plages de Skagen. Mais il reste aussi lié à ses amis suédois et poursuit sa route vers Sundborn, le repère des Larsson qui veulent recréer une vie idéale promise au bonheur en pleine nature.
Sur les chemins de ce grand tour qui l’emmène jusqu’à Giverny, le jeune Ulrik fait son apprentissage de la vie à travers ses rencontres et l’art, et nous amène au plus près de la vie de ces peintres, de leur travail de création intrinsèquement tissé de leur vie privée, de la possibilité du bonheur pour les Larsson unis dans leur quête et dans la maternité prolifique de Karin, en opposition à l’impossibilité du bonheur pour les Krøyer rongés par la bipolarité de Søren qui éteint Marie.
Dans ce très joli roman d’atmosphère, Philippe Delerm se fait impressionniste de l’écriture, tant il excelle à décrire les instants, les souvenirs et leurs sensations. Sa plume dépose des mots qui sont comme des touches de couleurs sur une toile:
C’était une de ces fins d’après-midi d’été où le soleil fléchit en jouant sur tous les tons de miel, de bière, de verveine. Une brume infime montait, venue du Loing, ou bien c’était simplement la poussière qui dansait dans le soleil doux.
Ses pages sont autant de tableaux que ceux des artistes, réels ou fictionnels, que l’on rencontre dans son roman.
Ses descriptions de Skagen inscrivent dans leurs lignes les tableaux des Ancher et des Krøyer et nous rendent palpables le charme lumineux des plages tout en nous invitant à partager la vie intime des peintres et de ces moments qui témoignent encore aujourd’hui de la vie à Skagen.
Summer day at Skagen South Beach, Peder Severin Krøyer, 1884
De Sundborn, Philippe Delerm retranscrit la vivacité colorée des travaux d’aquarelle de Larsson au Lilla Hyttnäs (« petite cabane »), témoignage d’une vie familiale riche dominée par la quête de félicité.
Carl Larsson, ”Brita, en katt och en smörgås / Brita, cat and sandwich” (detail), 1898.
Il y a derrière la délicatesse de son récit toute la fragilité de l’existence: Delerm s’attache à raconter la difficulté d’être à la fois femme et artiste une fois que la maternité et la vie domestique accaparent les unes et les autres – Karin Larsson met sa peinture entre parenthèses pour se consacrer à sa maison et ses enfants, tandis qu’Anna Ancher doit trouver une autre approche pour continuer à travailler en s’occupant de sa fille: du travail en plein air, elle évolue vers des scènes d’intérieur. Marie Krøyer, objet de toutes mes attentions actuelles, n’apparaît que comme figurante dans le roman, mais cette thématique est également au coeur de sa vie avortée d’artiste.
Sunlight in the blue room, 1881
Le regard de Philippe Delerm sur ces peintres m’a sincèrement touchée, de même que le petit clin d’oeil qu’il réserve aux Nabis – je pense bien sûr qu’il est nécessaire d’être sensible à ces artistes et à cette période artistique pour apprécier pleinement ce joli roman, qui par ailleurs, avec cette façon particulière de décrire les sensations auditives, visuelles ou gustatives, augurait probablement du succès que l’auteur allait connaître un an plus tard avec La première gorgée de bière (mais l’abus de gorgées de bière est dangereux pour la santé et je suis devenue par la suite complètement réfractaire à ces petits livres de réminiscences et autres portraits). Sundborn ou les jours de lumière est une très jolie surprise littéraire qui me réconcilie, au moins pour un temps, avec l’écrivain.
Si les peintres danois vous inspirent, notez dans vos agendas que l’exposition l’Age d’or de la peinture danoise (1801-1864), en collaboration avec le Statens Museum for Kunst de Copenhague et le Nationalsmuseum de Stockholm se tiendra au Petit Palais du 28 avril au 16 août 2020.
Par ailleurs, si vous prévoyez de vous rendre à Copenhague, ne manquez pour rien au monde l’ exposition des oeuvres d’Anna Ancher au Statens Museum for Kunst (du 8 février au 24 mai 2020)
Titre: Sundborn ou les jours de lumière
Auteur: Philippe Delerm
Editeur: Editions du Rocher – Gallimard
Parution: 1996