
Dans sa loge, avant de revêtir ses résilles, ses strass et ses plumes, Cléo camoufle et efface méticuleusement ses cicatrices derrière le fond de teint Porcelaine 0.1.
Son corps est rompu à la danse, musclé, tonique, épuisé. La danse est la discipline qui forge sa vie, depuis ses premiers cours de modern jazz.
De page en page, Cléo traverse les âges, vingt-sept, trente, quarante-huit ans.
Pourtant, « Cléo aurait treize ans pour l’éternité, elle se cognait à chacun des angles morts de cette éternité ».
Treize ans, l’âge des rêves et l’envie tenace d’y croire, surtout lorsqu’une découvreuse de talents vous repère à la MJC et vous entrouvre les portes d’une gloire possible – celle de la fondation Galatée, qui finance de jeunes prodiges. A coups de cadeaux et autres attentions délicates, c’est un mécanisme d’emprise qui se met en place, auquel il est déjà trop tard d’échapper lorsque les prédateurs sexuels sont à l’oeuvre…
De façon insidieuse, la victime devient consentante, et coupable: elle va bientôt recruter d’autres collégiennes pour la fondation.
Je ne souffre pas de ce qu’on m’a fait, je souffre de ce que je n’ai pas fait, je ne suis victime de rien
Treize ans, trop jeune pour comprendre la manipulation, trop jeune pour dépasser cette culpabilité écrasante, savant calcul pour réduire les victimes au silence
« Chavirer » est une spirale hypnotique, comme le corps discipliné de la danseuse qui ondule.
Un récit nerveux, cabré, lustré, besogneux, exigeant, qui se déploie dans une chorégraphie littéraire magistrale des rêves brisés et de l’innocence perdue.
Comme un corps de ballet, ceux qui ont côtoyé Cléo nous la font découvrir à travers leur histoire, tandis que la découverte d’un fichier et un appel à témoin pourrait enfin donner la parole aux victimes de Galatée. Sortir de leur cachette sombre les non-dits, et briser le déni des familles « qui possédaient toutes la recette des mots décolorés » pour mieux fermer les yeux. Et faire taire la douleur, enfouie sous les chairs mal cicatrisées, comme une vieille écharde.
Cette histoire est une écharde sur laquelle sa chair s’est recomposée, à force d’années. Un petit coussin de vie rosé, solide et élastique. Ce corps étranger n’en est plus un, il lui appartient, solidement maintenu dans un faisceau de fibres musculaires, à peine effrité par le temps.
Son mari et sa fille lui ont offert la possibilité d’un chemin qu’elle a emprunté avec reconnaissance, un ruban de satin, savante arithmétique de fils de trame et fils de chaîne fondus en un lissé brillant. Cléo y a travaillé sans relâche, au lissé de ce chemin, ôtant au fur et à mesure les minuscules éclats d’écharde. Sans relâche.

Des années 1980 à nos jours, Lola Lafon dresse un portrait sociétal engagé, profondément humain et bouleversant, et sort du silence toutes les Cléo et Betty aux ailes brisées.
Et lorsqu’elle fait dire ces mots à un de ces personnages, ils donnent une résonance puissante à son travail d’écrivaine:
Elle sait seulement ceci: il faut raconter ce qui hante. Et les sujets des documentaires comme ceux des romans sont des paravents qui masquent nos questions irrésolues. Le sujet ne se trouve ni ne se cherche, il faut s’autoriser à l’entendre, à lui laisser donner de la voix. Il est là depuis toujours, une banale écharde sous la peau qui se laisse oublier à la façon d’une dent ébréchée, jusqu’à ce qu’on passe sa langue dessus.
Titre: Chavirer
Auteur: Lola Lafon
Editeur: Actes Sud
Parution: Août 2020
Hâte de le lire!!!
J’aimeAimé par 1 personne
Je pense que le déploiement du récit et de l’écriture autour de la danse va beaucoup te parler 🙂
J’aimeJ’aime
Pour celui-ci, un passage en librairie va s’imposer! 🙂
J’aimeAimé par 1 personne
Je crois oui ! Je pense que ça va être un des incontournables de la rentrée littéraire… 😉
J’aimeAimé par 1 personne
Je peux redire que j’ai aimé ❤️ ?
J’aimeAimé par 1 personne
Tu peux répéter? 😂
J’aimeAimé par 1 personne
😍
J’aimeJ’aime
Gros coup de coeur pour ce roman ^_^
J’aimeJ’aime
J’ai adoré ce livre, que j’ai trouvé percutant, juste. Les points de vue portés par l’auteur — rien n’est toujours tout noir ou tout blanc — m’ont semblés très justes. Ca m’ a rappelé Karine Tuil Les choses humaines.
J’aimeAimé par 1 personne
Je n’ai pas lu ce Karine Tuil, j’avais beaucoup hésité… mais malgré ça, je vois en quoi cela peut rejoindre son roman. En avais-tu lu d’autres, de Lola Lafon?
J’aimeJ’aime