
C’est comme une lettre qu’on attend depuis longtemps et qu’on a enfin entre les mains: on n’ose plus l’ouvrir, de peur de gâcher par la précipitation les longs moments d’une languide impatience dans laquelle on se plaisait bien, finalement.
Je l’ai regardé souvent avant de l’ouvrir, l’oeil s’attardant sur (une nouvelle fois) la beauté de la couverture qui plante le décor: le vert du Sussex, la mer, la présence féminine incontournable du roman. Et dans le ciel, inquiétant, un bombardier noir.
Nous avions quitté la famille Cazalet en 1938, alors qu’une nouvelle guerre semblait inéluctable.
Lorsque nous les retrouvons réunis et abasourdis autour de la TSF de Home Place en ce mois de septembre 1939, l’entrée en guerre est devenue une réalité.
La vie se réorganise dans le Sussex, chez le Brig et la Duche, où s’installent malgré elles les belles-filles qui auraient préféré rester à Londres, leurs filles et leurs plus jeunes enfants.
Hugh rentre à Londres gérer l’entreprise familiale, tandis qu’Edward et Ruppert s’engagent dans cette nouvelle guerre…
Le pire était arrivé, et ils faisaient presque comme si de rien n’était. Voilà comment se comportait sa famille en temps de crise
Rien ne semble pouvoir ébranler la vie des Cazalet, qui continuent à vaquer à des occupations adaptées aux circonstances: rapatrier chez eux l’institution de charité dans laquelle ils sont investis, occulter les nombreuses fenêtres des cottages pour le black-out, acheter des vêtements assez grands et des métrages de tissus, prévoir les repas en dépit des rationnements qui s’installent – tandis que le soir, dans le crépitement des bûches, on joue des sonates de Mozart dans le cliquètement des aiguilles à tricoter.

Mais dans ce second volume, Elizabeth Jane Howard resserre la narration en focalisant le récit sur les femmes, et plus particulièrement sur les cousines Louise, Clary et Polly, auxquelles elle dédie de larges et passionnants chapitres entrecoupés de parties dédiées à la famille toute entière et à tous ces personnages secondaires qui font aussi le sel de cette saga.
L’écart des générations se creuse: il y a d’un côté les vieilles grand-tantes à l’éducation victorienne et de l’autre les petites nièces qui s’émancipent en cette drôle de période de guerre – même si elles doivent pour cela en passer par une école d’arts ménagers à l’instar de Louise.
Louise poursuit son ambition, et s’ouvre au monde en suivant des cours de théâtre, se maquille et met des pantalons – et découvre les hommes, dans la plus grande ignorance.
Les relations amoureuses et la question sexuelle préoccupent d’ailleurs de plus en plus les cousines, que le silence de leur famille à ce sujet embourbe dans la plus grande naïveté:
Si les gens ne parlaient jamais de sexe – du moins les femmes -, c’est que ça devait être épouvantable
Le silence, ce qu’on dit et ne dit pas, le poids que chacun doit porter sans s’en ouvrir aux autres – celui de Polly et de Clary est immense – est un des grands thèmes du roman. Animées de leurs questions, de leurs chagrins (et ce second opus est vraiment triste), on sent poindre derrière Polly et Clary des jeunes femmes à la grandeur d’âme émouvante.
Dans ce monde dont la guerre accélère la mutation, Elizabeth Jane Howard interroge la structure des classes et les changements subis de plein fouet par les Cazalet, dont les domestiques participent à l’effort de guerre.
Pourtant, si les choses évoluaient comme Stella pensaient qu’elles le feraient, il se préparaient à un sacré choc. Plus de domestiques! Comment se débrouilleraient-ils sans eux?
Derrière l’humour et la légèreté de façade, on retrouve la finesse psychologique et l’élégance mordante de l’écrivaine teintées d’une gravité particulière, qui interroge la vie, la mort, et le devoir de chacun dans la guerre, notamment à travers les choix de Christopher le cousin objecteur de conscience.
Ce que je déteste le plus, c’est de devoir toujours être contre quelque chose. Quand on fait partie d’une minorité, c’est obligé. Je ne veux pas être pour la paix; je dois être contre la guerre et supporter ensuite qu’on me prenne pour un fou ou pour un lâche (…)
La guerre, que l’écrivaine a vécue au même âge que Louise (née elle aussi en 1923, elle ambitionnait également de devenir actrice de théâtre) est ressentie par le lecteur avec une acuité particulière, comme un témoignage de l’intérieur.
Plus que jamais, Elizabeth Jane Howard nous donne ce sentiment réjouissant de faire un peu partie de cette famille, qu’on aime de plus en plus et malgré tous ses petits travers qui peut-être ne sont que le reflets des nôtres?
La traduction de ce second volume a été réalisée par Cécile Arnaud – qui alterne les traductions avec Anouck Neuhoff. Je salue leur travail remarquable, totalement harmonieux.
Le troisième volume, Confusion, paraîtra en mars 2021… il va falloir s’armer de patience!
Titre: À rude épreuve (Marking Time) – volume II
Auteur: Elizabeth Howard Jones
Editeur: La Table Ronde
Parution: Octobre 2020
Réjouissant, en effet ! Et la traduction est à saluer, je suis d’accord, la plume de l’auteure est parfaitement respectée dans les deux cas 🙂
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Je reste encore totalement surprise qu’aucun éditeur n’ai publié ces chroniques plus tôt… avaient-ils peur que les lecteurs français ne soient pas séduits par cet esprit brillant et so British ? Heureusement les éditions de la Table Ronde ont eu la belle idée de sortir cette pépite de l’oubli ! 😍
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C’est vrai que c’est étonnant… en tout cas, les éditions de la table ronde ont vraiment fait un travail très soigné et en plus d’être des pépites littéraires, ce sont de beaux objets 🙂
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Je ne peux qu’approuver !
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