
Complètement déjanté et addictif, voilà les deux qualificatifs qui me viennent immédiatement à l’esprit pour vous parler de ce roman de Chris Kraus.
L’auteur allemand, dont c’est le second roman publié en France, est une découverte totale pour moi (« La fabrique des salauds » me tentait bien, mais je n’ai pas eu le courage de me frotter à ses presque 900 pages), et quel plaisir jouissif!
Dans une interview que je suis allée écouter après lecture, Chris Kraus parle de son livre avant tout comme d’une histoire d’amour, et du choix que le narrateur n’arrive pas à faire pour une femme qui pourtant l’attire beaucoup. Le titre original « Sommerfrauen Winterfrauen » (Femmes d’été, Femmes d’hiver) traduit effectivement cette centralisation de l’histoire autour de deux femmes entre lesquelles il doit choisir.
L’éditeur français a fait le choix de mettre l’accent sur le côté décalé du roman, en choisissant ce merveilleux titre : « Baiser ou faire des films » – quel programme! Et ce choix s’avère totalement judicieux.
De programme, Jonas Rosen n’en a pas vraiment, lorsqu’il s’envole pour New-York en ce mois de septembre 1996. Tout juste sait-il qu’il doit tourner un film qui tourne autour du sexe, mais il n’a aucune idée de la façon dont il va devoir s’y prendre.
En attendant de commencer le tournage, l’étudiant en cinéma berlinois doit trouver un endroit pour héberger 5 autres étudiants et leur professeur obsédé par le sexe, qui doivent le rejoindre un peu plus tard. Jonas est un grand garçon maladroit, attachant, et fragile depuis qu’il a eu le crâne rafistolé après un accident. Et il n’a absolument aucune idée de la façon dont il va devoir s’y prendre pour gérer toutes ses tâches, et encore moins quel sujet de film il va bien pouvoir trouver, lui qui est un garçon plutôt prude. Tout juste sait-il qu’il ne veut pas tourner un film sur les nazis, alors que justement, à NYC, sa vieille tante Paula (qui n’est pas vraiment sa tante) veut absolument le confronter au passé nazi de sa famille en lui racontant son histoire.
Comme s’il n’était pas assez préoccupé, Jonas doit en plus supporter Jeremiah Fulton, un professeur de cinéma obèse, fou et terriblement sale qui l’héberge dans un appartement rempli d’immondices et d’animaux de toutes sortes, dans le quartier mal famé d’Alphabet City – qui pourrait croire à le voir aujourd’hui que Fulton a frayé avec la Beat Generation, dont les photos d’époque traînent encore dans son appartement.
C’est peut-être mon destin de tomber sur des héros moribonds des années 1970 en plein New York. Peut-être qu’au lieu de faire un film sur le sexe, je devrais en faire un sur la mort des hippies, tout le contraire des histoires de nazis à la con
Mais l’autre gros problème de Jonas, c’est Nele, une stagiaire compatriote du Goethe Institute qui lui fait très vite tourner la tête – et tandis qu’il fait tout pour lui résister, Mah, sa petite amie restée à Berlin, le persécute sûre et certaine de son infidélité.

Il y a longtemps qu’un roman ne m’avait pas autant amusée et que j’ai pris autant de plaisir à être plongée dedans.
Si je suis en règle générale plutôt hermétique à l’absurde, j’ai apprécié la dimension que la farce prend dans ce roman, notamment quand Chris Kraus se moque de ses compatriotes qui défilent à la Steuben Parade dans les rues de NYC. La farce ne trouble pour autant pas la profondeur du propos lorsque Chris Kraus évoque la terrible histoire de la tante Paula, qui est en fait juive. Sous ses dehors burlesques, le roman revêt aussi quelques apparats presque surréalistes, entre Nele que Jonas voit comme une sirène et l’étrange irrégularité anatomique de Mah, qui pourrait évoquer le nénuphar d’une certaine Chloé.
Ce roman qui doit raconter un film ressemble finalement à un film – ça pourrait être du Woody Allen, mais c’est du Chris Kraus, qui lorsqu’il n’est pas écrivain est réalisateur et scénariste.
Cette première rencontre avec Chris Kraus est un vrai coup de coeur, il ne ressemble à rien de ce que j’attendais, d’ailleurs je ne sais même pas ce que j’en attendais. C’est peut-être ça le secret pour apprécier un livre!
Traduction Rose Labourie
Titre: Baiser ou faire des films (Sommerfrauen Winterfrauen)
Auteur: Chris Kraus
Editeur: Belfond
Parution: janvier 2021
Une réflexion sur “Baiser ou faire des films”