
Dans ses remerciements qui clôturent « J’emporterai le feu », Leïla Slimani s’adresse à ses amis : « votre feu brûle en moi pour toujours ». Oui, ce feu, depuis le titre, embrase toutes les pages du dernier volume de la trilogie « Le pays des autres » (voir ici le volume 1 et le volume 2). Ce roman est assurément le meilleur de la saga familiale de l’écrivaine – et probablement le meilleur de tous ses romans.
C’est du point de vue de Mia, enfant de la troisième génération, petite-fille de Mathilde et Amine, que s’ouvre ce dernier volume, qui nous emmène des années 1980 à aujourd’hui.
En ces années 1980, une étincelle pourrait faire exploser le Maroc: sécheresse, guerre coûteuse du Sahara, inflation, misère. Mehdi, le père de Mia, haut fonctionnaire, vient d’intégrer la présidence du Crédit Commercial du Maroc à Casablanca après un long chômage. Sa nomination dans cet obscur organisme de crédit spécialisé dans l’immobilier et le tourisme ressemble à une mise au ban. Mehdi, homme intègre, n’en sortira pas indemne, victime d’un pouvoir monarchique corrompu et des manigances des courtisans
Mia et sa soeur Inès sont élevées dans une maison où ses parents intellectuels (leur mère Aïcha, fille de l’Alsacienne Mathilde, est devenue gynécologue à Rabat après ses études de médecine) défendent la liberté, critiquent le fanatisme, parlent français, mangent du porc et boivent de l’alcool – mais dehors, « il ne fallait pas en parler, ne pas provoquer, faire semblant de respecter la bienséance. » Le Maroc, sous ses allures ouvertes, est une dictature.
Enfant brillante qui dévore les livres, parfois cruelle, Mia, très tôt, a conscience de toutes ses différences: enfant issue d’un métissage, elle vit entre deux cultures, parle à peine l’arabe, et découvre qu’elle aime les filles. « Qui suis-je ? » sera son éternel questionnement – la question de l’identité court tout au long des chapitres, pour ces personnages qui ne sont jamais vraiment dans leur pays, mais toujours dans le pays des autres.
Par le biais d’une construction parfaitement maîtrisée, les trois générations de personnages gardent une voix dans l’histoire, qui racontant une époque, qui apportant un point de vue sur la famille – et peu à peu, les femmes prennent de plus en plus de place. Femme engagée pour défendre la cause des femmes, Leïla Slimani offre des portraits de femmes fortes qui résistent aux épreuves. Et, à travers l’homosexualité de Mia, elle défend aussi son engagement pour ceux qui, au Maroc, sont encore obligés de vivre leur sexualité en cachette.
Le style de l’écrivaine s’affirme, puissant, profond, et ce qu’il pouvait y avoir de lisse, de retenue dans les précédents volumes s’enflamme – Leïla Slimani est une femme libre, affranchie du regard des autres et son écriture en sort grandie.
Attaquée par les islamistes au Maroc où elle n’est pas considérée comme une vraie marocaine, Leïla Slimani se trouvait, comme Mia, confrontée au questionnement de l’identité. Face à l’impossibilité de trouver des réponses, elle dit avoir trouvé dans l’écriture de ce livre, à défaut, une forme d’apaisement.
« J’emporterai le feu » est assurément un grand roman sur le Maroc contemporain – l’écrivaine s’est énormément documentée pour compléter son histoire personnelle. Elle donne une voix à tous ceux qu’elle trouvait trop absents de la littérature contemporaine : elle-même n’existait nulle part dans les livres ou à la télévision lorsqu’elle était enfant.
Parmi les propos recueillis lors de la rencontre organisée par Gallimard et Babelio, Leïla Slimani a confié que ses personnages lui manquent énormément – et elle pourrait imaginer de continuer à les faire vivre dans d’autres romans. En attendant, elle se concentre sur le travail d’adaptation en série de sa trilogie familiale. Et cette nouvelle est fabuleusement réjouissante!
Titre: J’emporterai le feu
Auteur: Leïla Slimani
Editeur: Gallimard
Parution: 23 janvier 2025