Grande section

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Septembre 2014 – rentrée des classes. La narratrice accompagne sa fille pour son entrée en grande section et s’immerge trente ans plutôt dans sa propre rentrée en dernière année de maternelle, l’année où elle a dit au-revoir à l’insouciance…

Comment vole-t-on l’innocence d’un enfant sinon en le confrontant à la mort prématurée d’un de ses parents ?

Alors qu’elle n’a que cinq ans, la petite fille se retrouve déracinée. Elle en a connu pourtant, des déménagements. Née au Koweït, elle a passé ses jeunes années à Cannes, où sa famille s’est installée comme beaucoup de familles privilégiées du Moyen-Orient dès le début de la guerre civile au Liban. De là, le père mène des affaires familiales florissantes. Mais du jour au lendemain, la famille repart soudainement à Damas. La Syrie, retour aux sources pour la famille, et début de la descente aux enfers pour la maman. Comment peut-on comprendre, quand on a cinq ans, les décisions des adultes et  les blessures qu’ils portent en eux ? Ce retour en Syrie n’est hélas que le commencement d’une itinérance de quelques mois car à nouveau la famille repart avec ses quatre enfants. Un drôle de voyage, où on laisse en chemin les deux aînés à Paris, avant de continuer vers San Diego, le début de la parenthèse américaine et de la fin d’une enfance qui s’achève trop tôt…

Comment ne pas être ému à la lecture de Grande Section ? En parlant de son enfance, Hadia Decharriere interpelle l’enfant que chacun de nous a été. Quelle plus grande peur pour un enfant, bien avant la peur du clown un jour de carnaval ou celle du Père Noël impressionnant à la grosse voix, que celle de perdre son papa ou sa maman ? Je me suis ainsi revue très clairement, dans le noir de ma chambre au fond du lit, pleurer d’un vrai chagrin la mort hypothétique de ma mère, imaginée pour une raison qui m’échappe aujourd’hui. Bienheureusement j’ai eu une enfance très préservée, tandis qu’à l’autre bout du monde, cette autre petite fille devait affronter la perte brutale du père chéri, le déracinement et l’isolement du non-dit.

 

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crédit photo @chahut bahut

On s’attache très vite au récit, écrit d’une plume sincère. Pas seulement sincère, d’ailleurs, mais également belle, enlevée, naturelle, profonde, et drôle aussi. Elle accompagne un retour régressif et jouissif dans les années 80, et revisite le monde nostalgique de notre enfance – ou de notre adolescence. Oui, parce que j’ai refait plusieurs fois le calcul lors de ma lecture en, oubliant souvent que 7 ans me séparent de la narratrice. Mais peu importe l’âge, Murray Head passait aussi en boucle dans ma tête, sans parler de USA for Africa avec We are the world, ce premier engagement humanitaire avec toutes les stars américaines de l’époque. Je m’égare, car ce récit n’interroge pas que les années 80 de l’auteur, il interroge aussi les miennes et je prends comme un cadeau précieux ces réminiscences. En vrac, le parfum des polycopiés à l’école, les glaces Pouss Pouss, Punky Brewster, Retour vers le futur, Madame est servie ou le Cosby Show. Je déguste ces petites madeleines proustiennes que m’offre Hadia Decharrière et c’est délicieux.

30 ans plus tard, devenue  maman épanouie d’une petite fille, alors que le modèle maternel lui a fait défaut, elle fait une véritable déclaration d’amour à sa fille dans les pages du livre, pointant son crayon sur la blessure de l’enfance envolée, passant des ombres de ses jeunes années à la lumière de celles de sa fille, qui du haut de ses cinq ans réunit l’assurance et la liberté qu’elle n’a pas eues:

Elle sait ce qu’elle veut, elle sait ce qu’elle aime, libre de ses névroses familiales quand elle s’autorise à ne pas être d’accord avec nous ; j’admire le fait qu’elle se sente grande tout en sachant qu’elle est encore petite

Elle est tellement bien dans ses baskets que je la suspecte d’être celle que tout le monde aime, celle que j’ai crevé d’envie d’être, sans jamais y être parvenue

Mais c’est le lien rompu trop tôt avec le père, premier homme de sa vie, son héros,  qui est le véritable fil conducteur du livre.

J’aimais notre vie. J’aimais avoir un papa. C’est tellement simple d’avoir un papa. On ne se pose pas la question de savoir à quel point c’est bien tant qu’on ne se retrouve pas confronté à l’absence.

Sans pathos, mais avec l’émotion de cette petite fille de 5 ans qui subsiste en elle, la narratrice fait un devoir de mémoire qui se lit comme une lettre d’amour au père chéri, s’autorisant enfin les larmes qu’elle a longtemps cachées dans les salles de cinéma ou confiées dans l’hystérie aux hommes morts célèbres de la culture télévisuelle, à l’instar de Thierry Le Luron, Patrick Roy ou  Bruno Carette, faute de pouvoir pleurer son papa. Comment guérir de la blessure ouverte quand les souvenirs se sont effacés, que la famille vous a volontairement oubliée, que le non-dit s’est installé, et que votre maman s’est repliée sur elle laissant ses enfants livrés à leur propre deuil ?

Ma mémoire est morcelée, usée par le temps qui passe, mes souvenirs limités à ce que peut rationaliser une enfant de six ans. Qu’un adulte daigne se manifester et se remémorer tout cela pour moi, qu’on m’aide à accéder à cette période heureuse de ma vie. Je n’interrogerai pas maman, je ne vais pas foutre en l’air trois décennies à essayer de la préserver. Sortir du placard un contenu planqué depuis si longtemps aurait un effet dévastateur, et je crains que cela ne lui soit fatal.

Et si on sort de cette lecture touché au cœur, on a surtout le sentiment d’avoir passé un moment privilégié en devenant le dépositaire de l’histoire de cette résilience, à travers ce récit reçu comme une confidence. Merci infiniment…

 

Titre: Grande section

Auteur: Hadia Decharriere

Editeur: JC Lattès

Parution: 2017

 

6 réflexions sur “Grande section

    1. Merci à toi! C’est définitivement un très beau livre, très sincère et ce travail sur les souvenirs est touchant. Si tu peux va écouter en podcast une interview de l’auteur du 13 avril sur Radio Classique dans l’émission de PPDA. Belle journée 😊

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