No home

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Ma première vraie prise de conscience de l’esclavage date de ma classe de 1ère : nous étudiions alors Voltaire et son optimiste Candide, quand nous croisâmes dans les pages du Lagarde et Michard le nègre du Surinam, propriété du « fameux négociant » M. Vanderdendur – l’occasion pour Voltaire de dénoncer dans ce conte philosophique la cruauté de l’esclavage.

Ma seconde prise de conscience vint peu de temps après, la même année, lors d’un voyage en famille au Sénégal. Nous prîmes un matin le bateau à Dakar pour débarquer une heure plus tard sur une île hors du temps, Gorée, symbole de la traite négrière. Là, nous visitâmes le lieu de passage obligé pour cultiver la mémoire de l’esclavage, La maison aux esclaves. Je me souviens avoir éprouvé un sentiment d’une tristesse inouïe avec une intense acuité au récit du gardien, évoquant les cachots au rez-de-chaussée de la maison dans lesquels étaient entassés hommes, femmes et enfants, qui bientôt, en empruntant la porte au fond conduisant vers la mer, traverseraient à bord d’un bateau l’océan vers l’Amérique.

* * *

Dans son premier roman, c’est une histoire de l’esclavage que nous raconte Yaa Gyasi, une fresque historique et puissante qui court sur près de trois siècles, à travers sept générations. Elle commence au dix-huitième siècle dans un village du Ghana, ou Maame, une esclave, va donner naissance à deux filles de deux pères différents, dans des villages rivaux. La première, Effia, sera élevée par celle qu’elle prendra longtemps pour sa mère, avant d’être mariée au gouverneur britannique du fort de Cape Coast, tandis que la seconde, Esi, dont elle ne connaît pas l’existence, sera enlevée et enfermée dans les cachots du fort, exactement au-dessous de là où habite désormais Effia. Esi sera vendue et envoyée vers l’Amérique à bord d’un bateau, et Effia fondera avec James Collins sa lignée métissée. C’est donc sur deux continents que nous allons suivre les destins des deux sœurs et de leur descendance.

D004 - Cape Coast Castle, Ghana, 1986 - Hitchcock's site
Cape Coast Castle, Ghana

 

Les chapitres, alternés entre Afrique et Amérique, suivent tour à tour les descendants de chacune. Comment les descendants d’Effia vont-ils assumer la contradiction de leur couleur et de leur culture métissées et leur responsabilité dans la traite négrière ? Se construire sera un combat pour chacun, soumis aux âmes des ancêtres et au poids de la culture. Les descendants d’Esi vont quant à eux d’abord vivre dans la servitude de leur condition d’esclaves, avec la misère et la souffrance qu’elle induit. La peur ne cessera de les poursuivre : devenus libres, ils resteront à la merci de l’homme blanc qui souhaite rétablir l’esclavage malgré le combat des abolitionnistes, devront affronter plus tard la ségrégation, mais  leur plus grand ennemi restera la couleur de leur peau, qui les sépare inexorablement du reste du monde: « Pour Sonny, le problème de l’Amérique n’était pas tant la ségrégation que le fait qu’il n’y avait pas, en réalité, d’isolement possible. Sonny avait depuis toujours essayé de s’isoler des Blancs, mais aussi vaste ce pays soit-il, il n’y avait pas d’endroit où aller. Pas même Harlem, où les Blancs étaient propriétaires d’à peu près tout ce que le regard pouvait embrasser ou une main toucher. Ce que voulait Sonny c’était l’Afrique ».

Il est intéressant de noter que le titre original est « Homegoing », qui a en soi une toute autre signification que le « No Home » choisi pour l’édition française. Car si le roman traite du déracinement, de la perte de l’identité, il trace aussi et surtout le besoin de retour aux origines vers la terre des ancêtres, après ce long cheminement des générations.

N’ayez pas peur de l’ampleur du récit. Chaque chapitre correspond à la génération d’après et fait avancer l’histoire dans l’Histoire sous un angle passionnant, tout en gardant la trace des ancêtres pour ne pas perdre de vue le chemin parcouru.

A travers ce récit, c’est l’esclavage aussi qui est éclairé sous un jour qui brise les tabous. Car celui-ci n’était pas uniquement le fait des colons négriers, mais il était bel et bien alimenté par le peuple africain lui-même qui vendait ses hommes, capturés au sein de tribus ennemies « Les Grands Hommes, les guerriers, les chefs et leurs semblables amenaient tous les jours des esclaves par dizaines. Le commerce s’était tellement développé, et les méthodes pour rafler les esclaves étaient devenues à ce point hasardeuses que de nombreuses tribus avaient pris l’habitude de marquer les visages de leurs enfants afin qu’on puisse les reconnaître. (…) La plupart des esclaves amenés à l’avant-poste du village de Quey avaient été capturés au cours de guerres tribales, quelques-uns étaient vendus par leurs familles »

Sujet bouleversant dont notre société a choisi de faire un devoir de mémoire, la France célébrait ce 10 mai la journée de l’abolition de l’esclavage, mise en place par Jacques Chirac et dont le but est d’honorer le souvenir des esclaves et de commémorer l’abolition de l’esclavage.

Le travail de Yaa Gyasi force le respect. Comment peut-on avoir acquis à seulement 27 ans autant de connaissance du monde pour faire une fresque aussi richement construite que documentée ? Originaire du Ghana, elle quitté avec sa famille à l’âge de deux ans, et a grandi aux Etats-Unis. C’est un voyage au pays de ses origines qui lui a donné l’envie d’écrire No Home.

 

Titre: No Home (Homegoing)

Auteur: Yaa Gyasi

Editeur: Calmann-Levy

Parution: 2017

4 réflexions sur “No home

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