Le Lambeau

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Le 7 janvier 2015 vers 10H30, il n’y avait pas grand monde en France pour être Charlie. L’époque avait changé et nous n’y pouvions rien. Le journal n’avait plus d’importance que pour quelques fidèles, pour les islamistes et pour toutes sortes d’ennemis plus ou moins civilisés, allant des gamins de banlieue qui ne lisaient pas aux amis perpétuels des damnés de la terre, qui le qualifiaient volontiers de raciste

Le 7 janvier 2015, Philippe Lançon enfourche son vélo. Libé? Charlie? Il décide finalement de passer à Charlie. Je ne m’attarderai pas sur l’attentat, dont le journaliste reconstruit tant que possible, dans des lignes à la lecture éprouvante, le déroulement et la prise de conscience de la scène effroyable au milieu de laquelle il reprend conscience. Mais pensons plutôt à l’après:

comment passe-t-on de survivant à vivant?

Toute la question est là, l’essentiel est dans ces mots.

Philippe Lançon a choisi d’écrire, raconter, retracer l’avant, le pendant, l’après.

J’écris pour me souvenir de cela aussi, de tout ce que j’ai failli oublier, de tout ce que j’ai perdu, en sachant que je l’ai tout de même oublié ou perdu.

Mais comment raconter, du point de vue du lecteur, ce livre au souffle incroyable?

Non, ce livre ne se raconte pas, il se lit.

Dépourvu d’auto-complaisance, de narcissisme, de colère il est une leçon de vie, d’humilité. Une claque à nos petits auto-apitoiements égoïstes. Comment est-il possible qu’une telle douceur et une telle paix s’en dégage?

Des mois d’hôpital, de la souffrance, des dix-sept opérations, de la façon dont les rapports aux autre se font, se défont, de Chloé la chirurgienne qui le répare, du bataillon d’infirmières qui jour et nuit l’entourent, du pansement sur son visage en partie détruit qui ne cesse de tomber imbibé de sa salive, des policiers qui le protège pendant des mois, de sa peur de voir revenir les tueurs, de Bach, de Proust, de Kafka, de Velasquez qui l’accompagnent, de ses souvenirs, des femmes de sa vie, de ses combats intérieurs, de son métier, sans fard, sans pathos, Philippe Lançon dit tout.

Dans ce récit dense, empreint d’une grande culture et d’une respectueuse élégance, écrit par un esprit brillant, toutes les phrases notées lors de ma lecture me paraissent essentielles et rendent tous les mots que je pourrais en dire dérisoires.

Alors je conclurai simplement cette chronique, qui est probablement la plus difficile qu’il m’ait été donné d’écrire, en déposant ici les mots de Chloé, la chirurgienne de Philippe Lançon:

ça n’est jamais arrivé ici, dans ce service, ce mélange de tendresse et de folie que vous inspirez, et c’est pourquoi vous allez devoir partir. Il faut vous protéger de tout le monde et de toutes les bêtises que vous disent les uns et les autres sur la suite, sur votre visage qui va devenir comme ci ou comme ça. C’était inévitable: vous sortez d’un évènement national qui a bouleversé la vie de tous, et de plus, vous avez une personnalité très spéciale. Vous avez su trouver votre force ici, et c’est très bien. Vous avez fait de ce service un nid accueillant et séduisant, et vous devez maintenant en sortir pour leur échapper

Si lire sur les attentats de 2015 me paraissait chose impossible avant la parution de ce livre, lire aujourd’hui Le Lambeau me paraît un acte indispensable et incontournable. Philippe Lançon n’est pas seulement un journaliste. Il est assurément un grand écrivain.

★ ★ ★ ★ ★

Titre: Le Lambeau

Auteur: Philippe Lançon

Editeur: Gallimard

Parution: avril 2018

6 réflexions sur “Le Lambeau

    1. Cela va être difficile 😉 je vois vraiment cette lecture comme une nécessité, pas seulement pour la leçon de vie, mais aussi pour tout ce qu’il nous apprend sur le pouvoir de la culture, de la littérature. Et pour le talent d’un journaliste qui se révèle un grand écrivain…

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