Des nouvelles du monde

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A l’heure où les informations sont diffusées à travers le monde en temps réel par la grâce de moyens de communication toujours plus sophistiqués, replongeons-nous dans une époque, finalement pas si lointaine, où les nouvelles du monde mettaient souvent plusieurs semaines pour atteindre les régions plus reculées, isolées par la géographie ou par la guerre – quand elles y parvenaient.

Dans ce monde d’autrefois, il y a un homme.

Il a encore belle allure, pour ses 72 ans: la chevelure blanche qui vole au vent tandis qu’il chevauche les routes du Texas, le visage aux angles saillants, la taille grande à l’allure svelte que lui permet d’entretenir une vie rude passée à parcourir inlassablement cette région hostile, d’une ville à une autre. Cet homme, c’est le capitaine Jefferson Kyle Kidd. Depuis qu’il a perdu sa femme, son imprimerie, et que ses filles ont quitté le foyer pour se marier, sa vie appartient aux chemins texans.

Le capitaine Kidd amène les nouvelles du monde dans les villes reculées, isolées, loin de la côte Est d’où viennent la plupart des journaux. De ville en ville, ici dans une galerie, là dans un théâtre, il extrait des articles de ses journaux pour la lecture à un public avide d’informations:

Il commença un article consacré à la guerre franco-prussienne. Il était question de Français raffinés, parfumés à l’eau de toilette, sévèrement fouettés à Wissembourg par d’énormes allemands blonds nourris à la saucisse. L’issue était prévisible. L’auditoire était captivé, tout ouïe. Des nouvelles de France! Personne ne connaissait quoi que ce soit à la guerre franco-prussienne, mais ils étaient tous fascinés par cette information qui avait traversé l’Atlantique pour venir jusqu’à eux, ici au nord du Texas, dans leur ville située au bord de la Red River en crue. Ils ignoraient par quel biais elle leur était arrivée, quelles contrées étranges elle avait traversées et qui l’avait transportée. Pourquoi.

Dans cette région menaçante, où le gouvernement fédéral est corrumpu, où les Indiens mènent avec violence des attaques contre les colons, où les Noirs viennent d’être affranchis, où les voleurs sont partout à craindre, voyager expose aux plus grands dangers. Mais avec pour seule richesse son cheval, son carton à dessin contenant ses précieux journaux et sa montre, le capitaine Kidd ne craint rien. Depuis l’âge de 16 ans, il en a vu d’autres –  trois guerres, ça vous fait un homme.

En ce mois de février 1890, après une lecture des nouvelles du monde pour 10 cents immuables par tête, le capitaine se voit confier une lourde mission en l’échange d’une pièce d’or de cinquante dollars: ramener chez elle, dans le Sud du Texas, une fillette de 10 ans, enlevée quatre ans plus tôt par les indiens Kiowas après le massacre de sa famille.

Attifée comme une indienne avec sa petite robe de daim ornée de dents d’élan, son collier de perles de verre et ses plumes dans les cheveux, la petite Johanna Leonberger est farouche et ne pense qu’à s’échapper pour rejoindre la tribu qui s’en est pourtant débarrassée contre des couvertures et de l’argenterie.

Elle réclamait sa mère, son père, ses soeurs et ses frères, elle réclamait la vie dans les Plaines, à se laisser conduire par les bisons, elle réclamait son peuple qui suivait l’eau, qui vivait en fonction des imprévus, courageux face à ses ennemis, capable de se passer de nourriture et d’eau, d’argent, de chaussures et de chapeaux, et qui se fichait de n’avoir ni matelas, ni chaises, ni lampes à pétrole

 

Les soeurs Catherine et Sophia German, enlevées par les Cheyennes et libérées en 1875

Malgré le danger et la longueur du voyage pour rejoindre le sud du Texas depuis le nord en traversant des rivières en crue, des routes difficilement praticables où la guerre de Sécession a fait des ravages, des paysages vierges de routes où les assaillants peuvent surgir à n’importe quel moment pour les voler ou pire enlever à nouveau Johanna, le Capitaine Kidd accepte la mission de la ramener à son oncle et sa tante. Avec une première difficulté: apprivoiser cette petite fille aux cheveux couleur sucre d’érable, yeux bleus et taches de rousseur sur le nez, qui a tout oublié de la civilisation des Blancs, jusqu’à sa langue, ne s’exprimant plus qu’en Kiowa.

Elle fit plusieurs signes, dont il ne comprit que deux, celui qui voulait dire « bien » et l’autre « libérer » ou « libre ». Quelque chose comme ça. Elle sourit pour la première fois. Il n’existait pas de signe pour dire « merci ». Il n’y avait pas de mot chez les Kiowas pour dire « merci ». On n’avait pas besoin de reconnaissance des autres pour savoir qu’on avait bien agi, fait quelque chose de louable, il était inutile d’insister. Les Kiowas employaient une langue tonale et chantante qui montait et descendait au gré des verbes complexes (…).

C’est alors une épopée digne des plus grands westerns qui démarre, un grand-père, une petite fille, un chariot à travers le cahot de magnifiques paysages de terre rouge, de ruisseaux abrités par la canopée des chênes verts, de roches à la minéralité millénaire, des étapes dans des villes noyées dans la boue du mois de mars, des belles et des mauvaises rencontres, la mort qui rôde, et l’amitié naissante entre deux êtres qui s’apprivoisent:

Il aurait aimé l’embrasser sur la joue, mais il ignorait si les Kiowas s’embrassaient et, si tel était le cas, les grands-pères embrassaient-ils leurs petites filles? On ne pouvait jamais savoir. Les cultures étaient des champs de mines.

Johanna saura-t-elle pour autant revenir à une vie normale?

Comment abandonner à nouveau cette fillette aux mains d’une famille qu’elle ne connaît pas? Le capitaine Kidd, avec les questionnements liés à son grand âge, à la précarité de son métier itinérant, devra faire face à une responsabilité inédite.

Quelle merveille que ce roman, pourtant si singulier!

Digne d’un road movie à la sauce western comme on n’en fait plus, des personnages attachants dans un contexte historique rude, des paysages à couper le souffle, une écriture claire, entière, alerte et subtile – mention spéciale au travail de traduction de Jean Esch. Une vraie délectation.

Des nouvelles du monde n’est pas que l’histoire d’une rencontre hasardeuse qui va sauver deux personnes, c’est aussi une belle réflexion sur la responsabilité des êtres.

Ce roman m’a évoqué le travail de Tracy Chevalier que j’aime particulièrement – ici, on pourra penser à son roman A l’orée du verger.

Il n’est pas question de la Californie du dernier Tracy Chevalier, mais on y découvre une autre terre de colons, le Texas. Conquis en partie par les espagnols au dix-huitième siècle – Paulette Jiles nous en offre des descriptions très convaincantes – et accueillant les nouveaux colons arrivés d’Europe un siècle plus tard, à l’instar de la famille allemande de Johanna.

Des nouvelles du monde est également emprunt de nature writing – et vous savez maintenant que c’est un genre qui m’est cher.

Je ne connaissais pas Paulette Jiles.

Née en 1943 dans le Missouri, elle est poète, auteur de mémoires et romancière. Elle a publié The colour of Lightening et Lighthouse Island. Il me tarde maintenant de découvrir ces autres romans.

Merci aux éditions de la Table Ronde pour cette lecture.

Ma faiblesse pour les choix éditoriaux de cette maison d’édition est confortée à chaque lecture.

★ ★ ★ ★ ★

Titre: Des nouvelles du monde (News of the World)

Auteur: Paulette Jiles

Editeur: La Table Ronde

Parution: mai 2018

3 réflexions sur “Des nouvelles du monde

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