Voici ma dernière lecture dans le cadre du Grand Prix de l’Héroïne 2018, le dernier roman de l’écrivaine et journaliste turque Elif Shafak, qui concourt dans la catégorie Roman Etranger.
Istanbul, carrefour de cultures millénaires et de mythes orientaux – c’est là, dans le bouillon de la mégapole bruyante et effervescente, que l’histoire s’ouvre avec Peri, l’épouse d’un homme d’affaires qui a fait fortune dans l’immobilier.
En route pour un important dîner sur les rives du Bosphore, Peri se fait voler son sac Hermès de contrefaçon en vraie peau d’autruche parme, et se retrouve bientôt aux prises avec le voleur, qui exhume de son portefeuille un vieux polaroïd…
Ce vieux cliché, enfoui comme un secret précieux depuis bien trop longtemps, replonge alors Peri dans ses années estudiantines à Oxford, au début des années 2000. Et tandis qu’elle a rejoint ses hôtes pour une soirée à laquelle elle n’a plus aucune envie de prendre part, dans le luxe de l’élite stambouliote, le passé de Peri refait surface, ponctuant sa soirée des souvenirs liés à cette photo sur laquelle sont réunis à ses côtés trois personnes qui ont profondément marqué sa vie intime: Shirim, plantureuse Iranienne déracinée et profondément athée, Mona l’egypto-américaine musulmane pratiquante, et le sceptique professeur Azur qui leur apprendra à réfléchir à Dieu dans un séminaire très polémique intitulé « Pénétrer l’esprit de Dieu / Dieu de l’esprit ».
Pour quelles raisons Peri a-t-elle caché à tous, ses enfants y compris, qu’elle a étudié à Oxford? Et pourquoi tant de douleur en convoquant ces souvenirs lointains? Ces réminiscences seront le fil conducteur du roman, naviguant entre Oxford et Istanbul.
Qui est Peri, finalement?
Bonne épouse, bonne mère, bonne maîtresse de maison, bonne citoyenne, bonne musulmane moderne, voilà ce qu’elle était
En alternance dans le récit au présent (en 2016) et au passé (l’enfance de Peri dans les années 80, l’adolescence dans les années 90, les années à Oxford dans les années 2000), c’est pourtant un personnage d’une bien plus insondable profondeur qui va se profiler au gré des souvenirs, depuis l’enfance.
Tiraillée au sein d’une improbable famille, entre un père laïque et une mère excessivement pratiquante, qui écartelés par leurs convictions on ne peut plus opposées ont fini par se mépriser, Peri est sans cesse partagée par les paradoxes de sa famille et par le souhait de ne trahir personne. Où peut-elle situer sa foi?
Elle cessa de prier avant de s’endormir, contrairement à ce que sa mère lui avait appris, mais elle refusa aussi de se monter indifférente envers le Tout-Puissant, contrairement aux avis de son père. De l’angoisse et la douleur qu’elle n’osait pas exprimer à portée d’oreille de ses parents, elle fit un boulet de canon qu’elle projeta le plus fort possible contre les cieux
Parallèlement à ses doutes religieux, Peri prend conscience de la façon méprisante et machiste dont son pays traite les femmes, que ce soit par leur place retirée dans la mosquée, les mariages arrangés entre les familles et les histoires de virginité idoines (une scène du livre n’a d’ailleurs pas été sans m’évoquer une scène du bouleversant film Mustang). Quelle est sa place dans cette société?
Villa sur le Bosphore – Istanbul
Devenue pourtant à son tour une femme mariée, dans le carcan de cette élite bourgeoise, le dîner où affluent les souvenirs va prendre un tour inattendu offrant à Peri la tribune pour exprimer son ressenti envers ce microcosme arrogant et prétentieux qui encourage la corruption et le régime dictatorial et fanatique.
Cette première plongée dans l’univers de Elif Shafak est une révélation.
L’auteure y couvre les thèmes qui ont construit son oeuvre, et sa renommée: le féminisme, le fanatisme religieux, son refus du régime totalitaire turc – qui l’a d’ailleurs assignée en justice lors de la parution de La Bâtarde d’Istanbul.
La finesse d’analyse de la romancière est implacable, qu’elle aborde la politique de son pays ou se livre à un exercice théologico-philosophique.
Elif Shafak met également la littérature au centre de la personnalité de Peri, jeune fille brillante assoiffée de savoir.
La plume est enlevée, pleine de dérision, avec la juste dose d’humour, de poésie et d’émotion.
A travers Peri, c’est à toutes ces femmes, qui cherchent leur place entre la culture séculaire moyen-orientale et l’occident, qu’elle donne la parole. Mais d’une façon beaucoup plus universelle, elle nous donne aussi à réfléchir sur la notion de liberté, d’identité et de libre arbitre.
Bien que très dense, Trois filles d’Eve est un roman introspectif brillant et exigeant, qui offre un portrait de femme admirable et d’une grande profondeur, une femme émancipée, une femme qui malgré tous ses doutes ose vouloir s’affranchir d’une société qui veut la cantonner au rôle mineur dont elle devrait se réjouir, en silence.
La fin, sans lever le voile (et sans aucun jeu de mots!), pourra toutefois vous surprendre voire vous frustrer, cher lecteur. Chacun trouvera sa conclusion – ou alors, qui sait, pourra peut-être espérer une suite à cet incroyable roman et au destin de Peri, peut-être désormais affranchie de ses souvenirs, de ses doutes, maîtresse de son destin.
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Titre: Trois filles d’Eve
Auteur: Elif Shafak
Editeur: Flammarion
Parution: janvier 2018
Que ton billet donne envie !
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Comme je te l’ai dit sur Insta, il faut que tu lises « La Batarde d’Istanbul » 🙂 et aussi « Crime d’honneur » qui est très beau également. Moi de mon côté j’attendrai la sortie de celui-ci en poche.
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Ce roman a l’air passionnant !
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