Qu’il est doux, le refuge de l’enfance, celui où l’on est né heureux et où les parents restent éternellement « papa et maman ».
Qu’il est doux de ne pas perdre de vue l’enfant qu’on a été.
D’ailleurs, a-t-on jamais vraiment grandi, malgré l’adversité et l’âpreté du monde, devenu imprévisible, auquel on appartient?
C’est sur ces chemins de l’enfance qui mènent à l’âge adulte que nous promène le narrateur.
Un narrateur qui n’a pas de nom, qui reste juste le petit garçon, le doux, le rêveur, le timide, le maladroit.
Celui qui pose un regard sans complaisance sur sa personne, mais toujours admiratif sur l’autre petit garçon de l’histoire, Grégoire, l’ami d’enfance, l’ami prodigieux jamais médiocre. Là où le narrateur se fera dilettante en optant pour les choix que l’on fait à sa place – une fac d’histoire pour y suivre sa petite amie du moment, une école de journalisme suggérée par sa mère, Grégoire se fixera très tôt des objectifs de réussite que son intelligence brillante lui permettra d’atteindre avec succès.
Dans la tradition du roman d’apprentissage, les petits bouts de vie du narrateur, en un écho nostalgique à nos propres petits bouts de vie, se succèdent dans le chaos plus ou moins maîtrisé de l’adolescence: les premières amours, les premières clopes, les premières boums, les premiers voyages scolaires, les premiers baisers maladroits, les coupes de cheveux grunge laborieusement copiées sur celle du chanteur du « groupe le plus triste du monde ». Tandis que Grégoire coche toutes les cases de sa to do list, suivant scrupuleusement son objectif de vie pour parvenir au sommet de sa réussite.
Pendant ce temps, pourtant, la grande machine à broyer de l’Histoire est en marche: deux avions qui s’encastrent dans des tours à New York un 11 septembre 2001, et le monde entre dans une nouvelle ère de terrorisme où les petits garçons devenus de jeunes hommes feront au mieux pour remplir le rôle dans lequel ils engageront leur carrière quelques années plus tard, le narrateur en tant que journaliste qui cherche sa place et Grégoire, à présent énarque, en tant qu’adjoint au directeur de cabinet du ministre de la justice. L’heure sera venue pour les petits garçons devenus des hommes de faire l’expérience de la froide cruauté adverse, et trouver refuge dans les repères de l’enfance.
crédit photo @robert doisneau
Croisant subtilement les destins de ces deux petits garçons dans une histoire sociétale et politique en pleine mutation, Théodore Bourdeau conjugue dans un roman intense la rigueur du journaliste qu’il est avec la fantaisie délicate d’un talent prometteur d’écrivain.
Sous les dehors doux et polis d’une plume lissée, l’écriture toujours fine sait se faire incisive, drôle mais aussi grinçante. Théodore Bourdeau se montre sans concession à l’égard de son narrateur, qui n’hésite jamais à se moquer de lui-même dans des moments de belle auto-dérision.
Après un certain temps, je constatai que Malvina ne bougeait plus, qu’elle ne bougerait plus en ma présence. Je me rhabillai, sans un seul regard de sa part. J’avais perdu une chaussette dans l’étreinte, mais je n’insistai pas pour la retrouver. Je murmurai « Salut », avant de quitter la chambre, encore un peu ravi d’avoir fait jouir ma partenaire, perplexe face à son mutisme. Le lendemain, après le réveil, je reçus un message de Malvina sur mon téléphone portable: « Hier soir, c’était nul »
Avec un sens aigu de l’observation, l’auteur brosse les portraits des différents protagonistes, des plus justes à l’instar de Caroline la brillante épouse de Grégoire, aux plus fantaisistes comme Malvina, collègue et partenaire sexuelle du narrateur, sans oublier les plus caustiques incarnés par le journaliste aux dents longues de la promotion du narrateur ou le directeur du cabinet du ministère sans scrupule – les personnages parentaux, eux, figurant toujours en filigrane du récit, comme des images hiératiques.
Mais c’est avant tout la façon respectueuse dont est traitée l’amitié entre les deux jeunes hommes qui donne sa sincérité au récit.
Il en résulte une délicatesse particulièrement touchante, qui donne à ce premier roman une vraie saveur de petite madeleine des goûters de l’enfance, du temps béni des amitiés indéfectibles.
Grégoire s’était levé et racontait maintenant les préparatifs de son mariage avec Caroline, il marchait en parlant, faisait des gestes en évoquant le choix du traiteur ou la liste des invités. Je remarquai qu’il portait une paire de chaussettes dont je me souvenais avec précision. Elles étaient grises, avec des rayures bleu ciel et des petites boules de fil qui témoignaient de l’usure, élimées là où on devinait les orteils. Je me souvenais d’avoir vu ces mêmes chaussettes lors de notre expédition espagnole. Elles avaient souvent traîné, vides de leurs pieds, sur le sol de la chambre que nous partagions. Grégoire faisait un tabac dans les préfectures du pays, mais il était aussi mon ami d’enfance, la personne que je connaissais le mieux, à tel point que je pouvais retracer l’histoire de ses paires de chaussettes.
Les petits garçons est une belle entrée en matière pour découvrir la nouvelle collection Arpège créée par Caroline Laurent aux éditions Stock. Les objectifs de la collection sont remplis avec ce titre: surprendre, emporter, émouvoir.
A propos de l’auteur:
Théodore Bourdeau a 38 ans, il est journaliste, producteur éditiorial de l’émission « Quotidien » sur TMC.
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Titre: Les petits garçons
Auteur: Théodore Bourdeau
Editeur: Stock
Parution: 2 janvier 2019