C’est un roman tout en poésie.
Ou plutôt un conte qui, s’il n’était pas empreint de surréalisme, évoquerait un tableau du Douanier Rousseau, une végétation foisonnante dans laquelle se tapit un tigre, rugissant. On ajouterait au vert des feuilles des touches de fleurs bleues, des camélias, quelques grenades, une poignée de pissenlits et le piquant des chardons.
Dans l’univers d’Alma, le monde est végétal, le paysage est une feuille, l’air a un parfum de fenouil et les lithographies qu’elle accroche au fil courant de sa boîte de bouquiniste, sur les bords de Seine, sont des représentations botaniques délicates.
Lorsque sa fille Billie tombe malade, les poumons envahis par une étrange maladie qui la fait suffoquer et la mange de l’intérieur, Alma a l’intuition qu’un chardon pousse là, au creux des poumons de sa fille.
Jean, son mari, se moque gentiment d’Alma, le coup de la fleur dans les poumons, c’est un roman de Boris Vian, pas la vraie vie.
Les dix mois de maladie de Billie, cette enfant si sage, si adulte déjà, ont usé Alma. Elle est vidée, mais elle croule sous le poids de deux lourdes valises qu’elle traîne, sa vie lui a échappé – aime-t-elle même encore Jean, qui pourtant ne cesse de lui manifester tant de petites attentions? Elle n’a plus de désir pour lui. Seule la maladie de Billie la remplit.
Ce serait mentir que de dire que la période de maladie de Billie n’est qu’horreur. Alma a la sensation d’être privilégiée parfois: elle est là avec sa fille, dans la nuit, à fumer des roulées sur un tapis de feuilles craquantes de givre. Quel parent a cette chance?
Elle est gonflée de son amour pour Billie, qui du haut de ses quatorze ans, aussi blonde qu’Alma est brune, est son double gémellaire qui s’est inventé un langage , son alter ego, son autre moi
Mais Billie, au prénom rond et blond, « venue au monde potelée comme un chapon, sucrée comme une pêche » dépérit jour après jour – ici, les jours sont des soleils dans le seau. Et dans cinq soleils dans le seau, Alma sera opérée de cette incompréhensible tumeur que les médecins ont radiographiée dans ses poumons.
Pourtant, Alma sent que cette opération ne guérira pas sa fille…
Et si le problème était ailleurs? Si Alma devait aller chercher en elle les racines du mal qui pousse dans les poumons de sa fille?
Alma se poste à l’arrière du bateau, pour regarder les deux moteurs faire des lignes parallèles et mouvantes dans la mer. Les embruns lui piquent les joues et son sourire s’élargit. Une idée lui vient: et si c’était ça l’équilibre? A l’unisson, mais séparé. Elle se demande si, jamais, elle pourra arriver à cette chose-là avec Billie. Si leurs deux vies pourront un jour tracer ces deux sillages vibrants, parfaits: à l’unisson et séparé.
C’est un grand tout qui ravit dans ce livre: la fantaisie de l’histoire, la beauté des personnages, la somptueuse inventivité de l’écriture métaphorique, qui ici adoucit tandis que plus loin elle étincelle, et ouvre nos cinq sens dans un écrin d’intense poésie, « un espace ou les mots sortent des clôtures du sens ».
Il y a les phrases que l’on relit trois fois, il y a les figures fantomatiques – Chicago May, le pendant héroïque d’Alma, le chat roux à la queue trop courte, il y a ces signes et ces rencontres qui changent une vie.
Un premier roman qui surprend et charme par son style singulier et dégage une vraie force, un exercice d’écriture difficile, dangereux même, mais parfaitement maîtrisé pour un résultat intensément lumineux.
« Le matin est un tigre qui rampe doucement en attendant de nous sauter à la gorge » : comme l’éblouissement de ce roman, qui est mon premier coup de coeur de cette année 2019.
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Titre: Le matin est un tigre
Auteur: Constance Joly
Editeur: Flammarion
Parution: 9 janvier 2019