Assis dans une barque, au large d’une baie qui mène à l’île cimetière, un fils raconte la vie de sa mère: c’est là l’unique moyen de lui offrir le repos éternel.
Le cimetière, entouré d’une muraille, est sacré. Au terme du récit qui sera fait pendant la traversée vers l’île, c’est le cimetière qui décidera s’il ouvrira ses portes pour accueillir la défunte…
Ainsi Malaka commence-t-il le récit de sa mère Salina, qu’il a accompagnée vers la mort une fois qu’elle l’a su assez endurci pour l’emmener vers ce dernier exil.
Et il essaie de se souvenir de sa voix à elle, Salina, sa voix cassée, qui lui a si souvent raconté les histoires de l’origine, qui a si souvent charrié dans ses récits les combats, les guerres, sa voix qui l’enveloppait dans les nuits d’étoiles, lorsqu’ils n’étaient que deux, sa voix qui s’est maintenant retirée du monde, comme une mer lassée du sable
L’exil a nourri la vie de Salina, comme ses larmes ont nourri la terre le jour où, nourrisson, un cavalier surgissant du désert la tenant dans ses bras, l’a déposée au seuil du village des Djimba. Recueillie et élevée par Mamambala, contre la volonté du chef Sissoko Djimba, Salina est devenue une ravissante jeune fille qui bientôt sera contrainte d’épouser Saro, le fils aîné du monarque alors que depuis qu’elle est enfant son coeur ne bat que pour le cadet, Kano.
Du viol de sa nuit de noces naîtra le premier fils de Salina, mais aussi l’humiliation de trop, et l’exclusion du clan…
Moi, Malaka, venu de si loin pour vous porter ma mère, je dois maintenant raconter le temps qui passe, inutile. Les heures de désoeuvrement et d’errance. Salina n’est plus rien pour personne. C’est de ce jour qu’elle commence à parler aux pierres, à haranguer les serpents. C’est de ce jour l’éclipse de son esprit, parfois, qui lui fait maudire les étoiles.
Salina, mère aux trois fils, femme aux trois exils, femme bannie, femme brisée, ne sera plus qu’animée par un désir de vengeance contre le clan qui n’aura d’égal que l’espoir de récupérer ce qu’on lui a volé – sans imaginer que, peut-être, elle pourra dépasser ce besoin de vengeance.
Quelle formidable épopée mythologique nous offre Laurent Gaudé!
Nous sommes dans la magie d’un pays qu’on ne nomme pas, mais Laurent Gaudé dessine des caravansérails d’une autre époque, des huttes de village qui sont des refuges ou des prisons, d’altiers guerriers africains qui revêtent leurs peintures tribales pour le combat, des déserts caillouteux et des dunes de sable, des monts sacrés qui cachent tout au loin la mer, l’ailleurs.
Comme les légendes, c’est une histoire à la fois archaïque et intemporelle – on est transporté dans ce fabuleux récit comme dans un voyage, suspendu aux mots du conteur qu’est Laurent Gaudé, dont l’écriture est toujours sublime et si parfaite et envoûté par la voix de Malaka, dont le chemin vers le cimetière évoque la traversée du Styx – la figure de Darzagar, le passeur qui accompagne Malaka, n’est pas sans rappeler, quant à elle, celle de Charon.
Le souffle de Salina est d’une puissance saisissante et révèle la grandeur bouleversante du sacrifice maternel comme réparation à l’injustice, comme apaisement de la vengeance.
Salina est l’héroïne inoubliable d’un très grand roman, qu’on aurait souhaité plus long tant sa beauté est subjuguante.
Elle est accompagnée d’autres belles figures féminines que sont Mamambala, mère adoptive et Alika, mère sacrificielle.
Immense coup de coeur pour ce récit où Laurent Gaudé donne aussi à réfléchir sur les passeurs d’histoires et de façon plus universelle sur ce qu’on laisse d’une vie une fois retourné à la poussière. Il confirme une fois de plus qu’il est un très grand écrivain.
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Titre: Salina les trois exils
Auteur: Laurent Gaudé
Editeur: Actes Sud
Parution: 2018
Un merveilleux commentaire qui me donne envie de relire ce texte – que j’avais lu deux fois de suite à sa sortie. Merci de ce rappel.
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Merci beaucoup ! Du Gaudé comme on l’aime
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