Envie de rugir.
Rugir du plaisir donné par cette lecture, mais aussi rugir sans rougir de ma honte d’avoir banni ce livre de mes envies de lectures parce qu’à trop le voir apparaître sur les réseaux, j’avais senti un piège.
Mais il n’y a pas de piège pour le lecteur, si ce n’est celui d’être incapable de lâcher ce livre une fois commencé.
S’il y a un piège, en réalité, il est dans l’histoire.
Dans ce lotissement pavillonnaire qui ressemble à un décor en carton pâte du film The Truman Show, où la vie s’étire étrangement.
Ils ont le plus beau pavillon du « Démo », le plus grand, avec quatre chambre. Celle des parents, celle de la jeune narratrice, celle du petit frère – et « celle des cadavres », emplie des trophées empaillés abattus par le père. Le prédateur, toujours à l’affût.
Les proies ne sont pas tant celles mortes sous les balles de son fusil que celles qui habitent sous son toit: une épouse et mère insignifiante qui ressemble à un amibe et deux enfants, complices dans le silence qui doit être le leur.
Quatre ans séparent la grande soeur du petit Gilles, mais ils partagent les mêmes jeux et les mêmes rires.
Jusqu’au jour terrible où survient l’accident qui va faire perdre à Gilles son sourire et sa joyeuse innocence – peut-être qu’en remontant le temps, sa grande soeur pourrait effacer ce qui s’est passé et retrouver son petit frère d’avant?
Deyrolles, vernissage du 23 novembre 2017
Ce sera désormais son combat, louvoyant entre la peur des animaux de la chambre des cadavres qui semblent prendre le contrôle sur son petit frère indifférent à ce qui l’entoure, l’imprévisible violence du père, l’effacement de la mère, et ce monde dans lequel elle fraye son chemin de jeune surdouée pour se donner les moyens de ramener Gilles à la vraie vie, et survivre.
Le vide de ses yeux s’était peu à peu rempli d’un truc incandescent, pointu et tranchant. Ce qui vivait à l’intérieur de la hyène avait progressivement migré vers la tête de mon petit frère. Une colonie de créatures sauvages s’y était installée, se nourrissant des lambeaux de sa cervelle. Cette armée grouillante pullulait, brûlait les forêts primaires et les transformait en paysages noirs et marécageux.
266 pages lues en apnée, animées par le regard sans concession d’une jeune fille, que rien ne va plus éloigner de son but – on lui dit que Marie Curie s’est battue pour décrocher ses prix Nobel alors elle étudiera la physique quantique pour étudier la théorie du voyage dans le temps, s’éloignant des préoccupations des adolescents de son âge, ces « organismes étourdis par la cacophonie de leur système hormonal en pleine mutation », multipliant les baby sitting pour payer ses cours particuliers auprès du professeur Pavlović, tout en s’initiant aux émois troublants et sensuels de l’amour. Toujours en cachette du père, ce prédateur qui jamais ne cesse de rôder.
C’est un texte d’une très grande force où Adeline Dieudonné révèle une écriture audacieusement personnelle, à la fois incisive, délicate et imagée, comme les enfants savent l’inventer. A travers son regard et ses mots, la vieille chienne à poils durs ressemble à une brosse à dent, les personnages se trouvent efficacement chosifiés :
Parmi les garçons, il y avait deux frères qui devaient avoir dix et douze ans. Ils m’évoquaient deux cravaches dans leurs tee-shirts noirs. Minces, forts, entraînés. Les mots claquaient, purs et précis. Jamais flous, jamais superflus
Elle fait parler l’enfance en recréant l’univers poétique et inquiétant des contes qui font peur, là où les adultes se font ogres et les petits frères sont happés par les bêtes tapies dans l’ombre de la chambre des cadavres.
Adeline Dieudonné donne vie à l’héroïne ardente d’un roman d’apprentissage singulier et corrosif, entourée de personnages incarnés avec puissance et réalisme.
La vraie vie est ma deuxième lecture dans le cadre du Grand Prix de l’Héroïne 2019 (oui, je vous avais pourtant bien dit que je ne participerais à aucun jury littéraire cette année…) – très différent de Salina les trois exils bien qu’on y retrouve la thématique du conte, mais aussi la présence de la hyène, protectrice dans Salina, effrayante dans La vraie vie.
★ ★ ★ ★ ★
Titre: La vraie vie
Auteur: Adeline Dieudonné
Editeur: L’Iconoclaste
Parution: 2018
J’ai vraiment eu la sensation de plonger dans un conte cruel et beau en lisant ce roman. J’ai beaucoup aimé aussi ! Une belle maîtrise de la langue et des images qu’elle déclenche.
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Oui, cette maîtrise est impressionnante. C’est un roman qui dénote vraiment et nous sort de nos petites habitudes… 🙂
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