Vous le savez, j’aime vous parler ici de livres qu’on n’attend pas toujours, vous faire découvrir des ouvrages moins exposés que d’autres et dont le sujet me touche.
Pour des raisons personnelles avec lesquelles je ne vous ennuierai pas ici, le Maroc est un pays qui a une place très particulière dans mon coeur et dans mon histoire – découvert petite en famille, alors que la destination n’était pas encore dévorée par le tourisme, et que quelques heures d’avion suffisaient à nous téléporter dans une société qui semblait figée dans un livre d’histoire, c’était ma première approche de la culture musulmane, envoûtante de différence, de rituels, d’architecture. L’appel du muezzin, de terrifiant pour l’enfant de huit ans, s’est mué en un chant hypnotique, apaisant et puissamment vivant.
Image d’Epinal d’un temps révolu, ce pays à la fois si lointain et si proche a affiché au fur et à mesure de mes voyages ces quinze dernières années des changements très forts, sur lesquels je me suis interrogée. Aussi, comprendre le Maroc à travers le regard d’un de ses enfants, homme de ma génération, m’est apparu comme une nécessité lorsque Driss Ghali m’a parlé de son récit.
Expatrié au Brésil, l’auteur est revenu plusieurs semaines sur sa terre natale au décès de son père. A travers le voile du deuil, la figure paternelle s’est imposée pourtant, plus présente que jamais, faisant revivre les souvenirs, mais surtout, donnant au fils l’occasion d’un ultime échange qui libère la colère et le désenchantement face à un pays qui n’a pas rempli ses promesses – pire, les a trahies.
On comprend qu’une culture n’est plus la sienne quand ce qui semble normal à autrui vous atteint comme une offense insupportable
Hommage au père, donc, qui apparaît comme un personnage extraordinairement romanesque: homme de l’Atlas, il s’est formé seul pour atteindre les plus hautes sphères du pays, tout en refusant de profiter d’un système abusif et de prétendre à maints passe-droits, fier d’afficher sa probité même si elle lui aura valu de mener une vie modeste – mais honnête. A travers cet homme resté libre, c’est l’histoire du Maroc moderne qui défile, son indépendance après le Protectorat institué en 1912 (l’auteur évoque d’ailleurs sur plusieurs pages cette histoire indissociable de la construction du Maroc moderne, aussi bien dans ses apports hautement nécessaires que dans les traumatismes et les humiliations vécus par la population marocaine), le respect de la figure monarchique aussi imposante que sombre de Hassan II, celle du très contestable général Oufkir « gardien du temple » des années 1960-70,…
Mon père aimait le Maroc à la folie et souffrait de le voir travesti en un pays de seconde zone, ouvert aux quatre vents, qu’ils viennent chargés de touristes occidentaux ou de charlatans wahhabites. En réalité, mon père était un sujet de l’Empire chérifien
Driss Ghali se remémore des échanges où, se posant comme un Candide face à son père, ce dernier évoque avec réalisme son Maroc moderne.
Le constat de la rupture est emprunt de tristesse et d’amertume mais aussi de colère, face à la corruption des administrations et de ses « dysfonctionnaires » qui court-circuitent tout le pays et l’enlisent dans une paralysie qui entretient l’ignorance – tout autant que l’Islam dans ses mauvais usages, où là aussi l’ignorance et les abus des « tartufes » en tout genre ont dénaturé le rôle de la religion.
On peut critiquer l’Islam d’une manière livresque. Il y aurait mille raisons pour le faire. Mais tout cela ne serait que pure spéculation académique si l’on fait abstraction de la réalité, c’est-à-dire des hommes et des femmes. Le dernier mot leur revient toujours, pour le meilleur et pour le pire.
En Bosnie-Herzégovine, un Islam aimable et digne d’admiration a prospéré, dans son coin, sans faire parler de lui. Les Bosniaques l’ont incarné, un peuple moderne qui ne cloîtrait pas ses femmes ni déclarait le jihad à personne. Il se suffisait à lui-même. Malheureusement, cet Islam des Balkans, le seul qui soit compatible avec la modernité, a été brutalement humilié par les tueurs venus de Serbie et de Croatie. L’Europe a laissé faire comme s’il fallait se priver à tout prix d’une alternative, réaliste et séduisante, à l’Islam nord-africain. Elle s’en mordra les doigts dans le futur car il aurait été plus facile de discuter l’Islam avec les Slaves, Européens par excellence, qu’avec les Arabes. Nous autres sommes coincés, nous nous débattons encore avec les cercles vicieux d’un An Mil qui s’éternise.
Partie prenante dans son débat, Driss Ghali décortique la place et le pouvoir de la religion dans une analyse pertinente.
Je me demande à cet instant précis comment expliquer qu’une population aussi pieuse cohabite aussi facilement avec la corruption, le trafic de drogue et la saleté.
Récit désenchanté et fataliste, c’est aussi un constat d’échec lucide, celui d’une génération qui a failli – et une responsabilité que l’auteur lui-même veut assumer.
Porté par une belle envolée littéraire, j’ai trouvé ce récit extrêmement passionnant tant sur les points de vue historico-politiques que sur l’histoire personnelle de l’auteur avec son pays.
Et on ne peut qu’être ému par cette ultime déclaration d’amour tout en pudeur d’un fils à son père, mais aussi par la tristesse face à un pays en lequel on a perdu la foi.
Driss Ghali est diplômé en sciences politiques mais également écrivain – son prochain livre, consacré au grand militaire juif d’origine nord-africaine David Galula sortira prochainement.
Titre: Mon père, le Maroc et moi une chronique sociale
Auteur: Driss Ghali
Editeur: Editions L’Artilleur
Parution: Février 2019
Très belle chronique, vous me donnez fortement envie de lire ce livre…
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Merci infiniment! Je suis heureuse de vous sensibiliser à une telle lecture, qui est très éclairante!
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