Quelle dose d’audace, ou d’insouciance, faut-il à une jeune auteure pour débuter l’écriture d’un tel roman?
Comment a-t-on pu acquérir autant d’expérience de vie, à peine passé trente ans, pour avoir la maturité de mener à terme, et de façon aussi maîtrisée, un roman d’une telle envergure?
Ces questions me taraudent depuis que j’ai refermé Le sport des rois sur sa six-cent-quarante-septième page…
Il faut s’armer de temps pour s’accaparer ce roman dense et fouillé. Trouver le moment où son poids entre vos mains ne se sentira plus, où ses six-cent-quarante-sept pages de (presque) papier bible ne vous paraîtront pas insurmontables. Le sport des rois est un roman qui se mérite, ni plus ni moins. Car il vous fait voyager à travers trois générations de Forge enracinés à cette terre du Kentucky où Samuel, l’ancêtre de la famille, a établi le domaine familial quelques deux-cents ans plus tôt.
Jusqu’où peut-on courir pour échapper à son père ?
Interroge le roman dès sa première page.
Et c’est toute l’histoire de ces Forge, qui se trouve ainsi résumée: ainsi, Henry va-t-il courir pour échapper à John Henry toujours prompt à punir et à humilier le jeune fils fougueux bien décidé à transformer l’exploitation agricole en écurie de renom pour mettre au monde le pure-sang le plus parfaitement abouti, celui qui se distinguera entre toutes dans les courses hippiques, le sport des rois.
Puis Henrietta, celle qui vient enrayer cette lignée d’hommes Forge, va elle aussi s’affranchir pour échapper à son père Henry. Pas pour fuir le domaine ni les chevaux, non, leur cause lui est acquise – mais fuir l’imposante et odieuse présente du père, l’histoire familiale qui se répète sans fin, le racisme et la haine qui sont l’ADN de la famille, et sont autant de chaînes qui l’entravent comme celles qui ont assujetti les esclaves de sa famille.
C’est d’un de ces esclaves que descend Allmon Shaughnessy, de l’autre côté du miroir que C.E. Morgan va explorer dans son roman. Jeune garçon métis de Cincinnati, abandonné par son père blanc, la mort de son grand-père et la maladie de sa mère vont le précipiter dans la délinquance et l’emmener plusieurs années en prison. A sa sortie, engagé par Henrietta comme groom il entre au domaine des Forge.
Et ce sont les deux histoires qui se rejoignent pour n’en former plus qu’une, contrariant les siècles de lutte à ne pas mélanger Noirs et Blancs sur ce territoire du sud.
Derrière ces histoires d’hommes, les femmes sont la plupart du temps réduites au silence, absentes ou mortes. Muette la captivante femme de John Henry, partie la sublime femme d’Henry. Seule Henrietta trouve grâce aux yeux du chef de la lignée.
Dis-moi le nom de ton arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père, dit-il en ne la lâchant pas du regard.
– Papa…
– Dis-le-moi
– Samuel Forge
– Samuel Henry Forge, puis Edward Cooper Forge, puis Richmond Cooper Forge, puis William Iver Forge, puis Moses Cooper Forge, puis Jacob Ellison Forge, puis ton grand-père John Henry Forge, et moi Henry Forge. Et maintenant toi. Toi. Toi…
– Je sais, l’interrompit-elle, la bouche tremblante. Mais je suis une fille.
– Eh bien, dans ce cas, tu ne ressembleras à aucune autre fille, trancha-t-il, la voix soudain cassante. Car je ne te laisserai pas faire.
Henrietta donne au roman sa puissance singulière, sa féminité. Le récit s’envole quand la femme fait place à la fille, et s’affirme par rapport au père, assouvissant brutalement son désir auprès des hommes – qu’elle traite comme un homme. Jusqu’à ce point de rupture. L’écriture de CE Morgan, si précise, si clinique, devient vibrante
Un nouvel esprit s’est implanté dans son ancien corps usé. Alors elle erre par les terres de son père dans le matin tout neuf sous le soleil tout neuf. Né du chagrin qu’il a inscrit en elle avec ses mots, un sentiment d’extase croît.
La vérité? La nudité de cette homme – la nudité de son coeur – est son premier bonheur.
Tandis que le monde réordonne ses terreurs et ses joies, quelque chose en elle s’accélère. Elle prend conscience d’elle-même, pour la première fois peut-être, comme d’un être en évolution constante, elle n’est plus indépendante de la nature qui l’entoure, elle n’est plus observatrice.
Elle se sent femme – plus encore, elle a l’impression d’être le printemps même, qui lui semblait autrefois si extérieur à elle: force et violence, fondant sur les étendues stériles, assassinant l’hiver, redevable de rien, à personne, aucun humain ou animal.
La tragédie veille sur ces destins, tapie dans l’ombre jusqu’au moment propice. Peut-il y avoir de grand roman sans tragédie? Indiscutablement, Le sport des rois n’était pas concevable sans.
Pour autant, la densité du roman nuit, à mon humble avis, à l’appréciation que l’on peut avoir de cette lecture.
Titre: Le sport des rois (Sport of kings)
Auteur: C.E. Morgan
Editeur: Gallimard
Parution: 2019