Peut-être êtes-vous comme moi, à aimer découvrir un lieu par le biais d’un livre.
J’avais déjà lu beaucoup de romans sur la magnifique Venise, et j’aimais retrouver des itinéraires que je connaissais – ou les retracer sur une carte.
Bizarrement, je n’ai pas ressenti le besoin de choisir un livre pour ma dernière escale vénitienne. Pourtant, très vite, le besoin d’accompagner mes balades dans la ville par une lecture idoine s’est fait impétueux, et c’est à la librairie Studium que j’ai trouvé ce Venise à double tour qui m’avait été chaudement recommandé.
Jean-Paul Kauffmann y raconte sa quête très particulière, et pour laquelle il est venu s’installer plusieurs mois à Venise: voir ce qui se cache derrière la porte des trop nombreuses églises fermées.
Pourquoi?
Le souvenir fugace d’un tableau entrevu une cinquantaine d’années plus tôt, qui l’a suivi.
Et un besoin inconscient, irrépressible aussi, d’ouvrir l’espace dont l’a privé sa captivité au Liban.
C’est depuis la Giudecca, où il s’est installé, que l’écrivain et ancien journaliste va observer Venise et ses nombreux clochers, s’interroger chaque jour sur la progression ou l’échec de son enquête.
Venise cultive le secret, à la manière des carnavaliers cachés derrière leur masque.
Et JP Kauffmann ne va pas tarder à saisir l’impénétrabilité de ce secret savamment entretenu par toute une organisation séculaire propre à la cité des Doges: trouver celui ou ceux qui détiennent les clés de ces églises fermement verrouillées va s’avérer un vrai parcours du combattant, semant le doute et les espoirs de façon incontrôlable.
Dans son goût pour l’ésotérisme, son penchant pour les mystères qui doivent le rester, Hugo Pratt l’avait rappelé pendant notre parcours de la ville, il y a une trentaine d’années. Il disait à peu près: ces espaces fermés sont les pages d’un grand livre à déchiffrer mais tout ne doit pas être pénétré; ces lieux ont droit à une part de secret qu’il faut respecter.
J’aurais dû lui demander alors: quelle est cette part de secret? Où se situe-t-elle exactement?
De contacts en rencontres providentielles, c’est une véritable enquête, derrière la quête urgente de l’écrivain, qui va débuter. Avoir les contacts est une chose, mais obtenir d’eux une réponse en est une autre… et JP Kauffmann va devoir endurer la patience et se plier à la diplomatie pour qu’enfin, derrière une porte restée fermée depuis parfois des décennies, il puisse entrevoir ce qu’il reste des églises vénitiennes décorées par les plus grands artistes italiens dont le Titien et le Tintoret.
Abandonner ou pas? Joëlle me rappelle à quel point ces églises qui font écho à mon dressage catholique sont devenues vitales.
Le culte catholique où il officiait comme enfant de choeur dans l’église de son enfance a façonné chez l’écrivain une grande érudition religieuse, qui enveloppe son récit, mais aussi une capacité à nourrir sa curiosité de l’ennui de ces heures de liturgie.
Dès ma première visite à Venise, je me suis douté que les églises me prendraient à partie. D’emblée, j’ai su qu’elles me renverraient à cet instant de mon enfance. Il était inévitable de les affronter un jour. Les églises de Venise, non les églises de Rome, Florence, Palerme ou Paris. L’église vénitienne les récapitule toutes. C’est là que réside l’essence même du catholicisme dans son plus beau principe de représentation, le plus humain aussi – à Rome, c’est différent, c’est le catholicisme dans sa manifestation la plus grandiose, l’humain y est parfois écrasé. L’approche du divin dans sa part sensuelle, la plus jubilante, dans ce pouvoir de symbolisation infini qui fascinait tant Lacan. Ces église fermées en sont la quintessence. Elles portent très haut ce qu’il y a de plus indispensable, de plus réussi, de plus occulte et sans doute de plus spirituel dans la transmission du temps. La présence d’une absence.
Eglise dei Frari et les tombeaux du Titien et de Canova évoqués dans le livre
Amoureux de la ville, le regard de l’écrivain est pourtant sans condescende, sachant égratigner là où il faut, mais reconnaître aussi cette différence qui fait de Venise une ville à part des autres – comme sa capacité à faire du passé un élément parfaitement intégré dans le quotidien de ses habitants, alors qu’ailleurs dans le monde on transforme tout en musée.
S’il invite Morand, Lacan, Pratt et même Hundertwasser dont nous découvrons l’inaccessible jardin d’Eden sur la Giudecca, et fait également un clin d’oeil à la littérature policière de Donna Leon et Leonardo Sciascia, c’est surtout Jean-Paul Kauffmann qui donne un ton à la fois percutant et délicatement cultivé à ce récit.
Mieux que n’importe quel guide touristique, je vous recommande chaudement ce livre brillant.
Il offre un éclairage particulier sur Venise – la lumière de la célèbre pierre d’Istrie dont il parle si bien y est certainement pour quelque chose, mais aussi un parfum qui n’est pas seulement celui des lieux qu’il sait définir de son odorat vif et exercé, mais celui, surtout, d’un certain fruit défendu qui plane sur le secret de la Sérenissime depuis des siècles.
Titre: Venise à double tour
Auteur: Jean-Paul Kauffmann
Editeur: Editions des Equateurs
Parution: Février 2019
La quête de cet homme a l’air passionnante ou du moins, à travers ton avis, j’ai ressenti une vraie envie d’en apprendre plus et de le suivre dans ses recherches. Quant à la visite de Venise que l’auteur nous offre, elle ne peut que donner envie…
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c’est un livre d’une très belle envergure, érudit, fin, modeste. J’ai vraiment aimé cette approche et je regrette de ne pas avoir commencé cette lecture plus tôt durant mon séjour
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