Dans son journal intime, Frida Kahlo a écrit le bleu, le rouge, le jaune.
Bleu, électricité et pureté, amour, distance. Rouge, aztèque, sang. Jaune, folie, maladie, peur.
Avec les couleurs de ses mots, bleu, rouge, jaune, Claire Berest a peint Frida – non, elle a littéralement habité Frida. Rien n’est noir – tout est couleur, éclatant, électrique, à la manière d’un feu d’artifice.
Que dire en effet de son incomparable style si ce n’est qu’il transcende le roman, entier d’une fièvre, habillé d’une magie – noire, sûrement.
Un style fougueux, impétueux, ardent, gouailleur, à l’image de la volcanique artiste mexicaine. Oui, Frida Kahlo était un volcan, remplie d’un magma artistique en fusion, couvé par la douleur de sa carcasse rafistolée depuis qu’un tramway l’a transpercée, broyée, laissée presque pour morte.
Elle ressemble à une niña lorsqu’elle aborde le géant Rivera, « el gran pintor » du Mexique, un monstre, un ogre, mais la Niña veut se laisser dévorer toute entière. Lui, artiste mondialement reconnu, communiste convaincu, se consacre désormais aux peintures murales depuis que l’art est sorti des salons bourgeois.
La peinture n’est plus un capital pour initiés. Pour l’heure. La peinture est devenue monumentale, accessible et édifiante, elle donne aux analphabètes le droit de lire leur histoire nationale, aux pauvres, le droit de vibrer gratis, à tous, leurs racines indiennes sublimées
Devenue femme de Diego, Frida va les déterrer, ces racines indiennes, elle va en faire sa parure, avec «sa tête de terre cuite et ses sourcils épais ».
Parée de ses jupes indiennes bigarrées, des ses caftans brodés, de ses châles chatoyants, décorée de ses innombrables bagues et colliers et des fleurs glissées dans les tresses de ses cheveux remontés sur son crâne, elle va créer Frida Kahlo l’artiste, spectaculaire, incomparable.
Elle se destinait à la médecine, mais durant les longs mois immobilisée dans son lit d’hôpital, elle a appris à peindre. Rivera est admiratif de son talent, fou amoureux de cet espèce de colibri qui n’a peur de rien, elle est dingue de lui et de son gros corps, alors ils se marient. Elle le sait volage, peu importe ou presque, elle en aimera d’autres – hommes, femmes.
Le talent de Diego les amène à voyager, des Etats-Unis à la France. Mais trop de succès, trop de femmes qui s’intéressent à Diego jusqu’à la trahison ultime, l’impossibilité d’une grossesse si désirée à cause de son corps démantibulé ont raison, un temps, de leur couple.
Tu sais pourquoi je pleure? Parce que j’ai été victime de deux horribles accidents dans ma vie, Diego, le premier c’est le tramway, l’autre c’est quand je t’ai rencontré.
Le talent unique de Frida n’en est que transcendé, et elle peint avec la frénésie de ses souffrances – celles de son corps, plus insupportables que jamais, supplantent celles du coeur. Considérée avant tout comme la femme de Rivera, elle devient avec sa drôle de peinture, où elle se met en scène la plupart du temps, une artiste à part entière, reconnue par ses pairs, notamment par la clique parisienne des surréalistes.
Claire Berest raconte avec une ardeur inouïe l’incomparable et fascinante Frida Kahlo, l’atypisme de son parcours artistique, la passion incandescente de sa relation avec Rivera, et fait revivre à travers Rien n’est noir la scène artistique de l’avant-guerre. Par un petit tour de passe passe elle fait apparaître Francis Picabia comme un clin d’oeil à Gabriële, son précédent roman écrit avec sa soeur Anne. Picabia, grand amoureux des femmes lui aussi:
Et pourtant, cet homme n’avait d’yeux que pour son épouse. Et ce n’était pas une beauté. Mais elle seule l’allumait vraiment. Un jour il m’a dit: Dans la vie, on se marie, et si on s’ennuie, on se démarie. Voilà tout.
Après le formidable Gabriële, joué comme une partition à quatre mains par la divine prose des deux soeurs Berest, Rien n’est noir est un nouvel instant de grâce littéraire porté par l’écriture totalement impétueuse et habitée de Claire, qui transcende le roman, bien au-delà de l’esthétique et des couleurs.
Claire est Frida, ou Frida est Claire. C’est une rencontre, celle de deux artistes qui utilisent les mots et et les pinceaux dans une transe qui n’appartient qu’à elles.
Titre: Rien n’est noir
Auteur: Claire Berest
Editeur: Stock
Parution: 21 Août 2019
Une réflexion sur “Rien n’est noir”