Il y a des évènements comme celui-là qui laissent un souvenir aussi étrange et impalpable que le nuage aux contours flous qui, un jour de 1986, a traversé notre géographie. Tchernobyl. Un nom qui a lui seul cristallise notre peur rationnelle du nucléaire.
Dans un premier roman envoûtant, Alexandra Koszelyk nous transporte dans le sillon de son émouvante héroïne Léna sur ces terres irradiées où la nature a repris ses droits sur la mort.
Le 26 avril 1986, la famille de Léna a quitté subitement Pripiat en abandonnant tout derrière elle, laissant la Centrale en feu. Comment Léna pouvait-elle alors imaginer qu’elle ne reviendrait pas, comment peut-on imaginer à treize ans qu’on abandonne à jamais une vie, sa maison, ses amis, et le garçon qu’on aime depuis toujours? La tragédie de Léna est en marche dans les ruines encore fumantes de la centrale.
Chaque jour, alors que je m’efforce de vivre le présent, d’oublier le passé, 1986 revient inconsciemment. Cette année me hante, chaque fois plus forte. Une terre peut-elle pardonner d’avoir été oubliée?
Dans le Cotentin, la famille de Léna reconstruit sa vie après un douloureux périple. Une centrale en appelle une autre et son père, brillant scientifique, travaille désormais à Flamanville. Léna doit tout apprendre de son pays d’adoption, la langue, la culture, les codes français qui sont si étrangers à cette adolescente ukrainienne. Son amour de la littérature la sauve, grâce aux livres elle apprend le français. Au sein de la nature sublimée du nord du Cotentin, indomptée, mystiquement païenne, elle trouve un réconfort qui apaise sa blessure d’amour – elle n’oublie pas Ivan, et comment peut-elle savoir que tout là-bas, en Ukraine, lui aussi l’attend?
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Devenue une brillante étudiante en histoire, c’est dans les ruines qu’elle creuse que Léna se réfugie avec sa tristesse.
Parmi les ruines, Léna se sentait à sa place. Chez elle. Elle ne voyait pas vraiment les richesses antiques: des images de Tchernobyl se superposaient aux pierres de Pompéi. En foulant cette terre, elle se rapprochait des ruines de Pripiat, celles qu’elle avait vues à travers l’écran de télévision (…). Les deux villes étaient devenues malgré elles des lieux touristiques, des photographies figées d’un monde qui n’existe plus. Des ruines destinées à survivre aux générations.
A force de creuser, réussira-t-elle à faire ressurgir tout ce qu’elle a laissé enfoui dans les ruines de Pripiat?
Vingt ans plus tard, elle décide de retourner sur les traces de son passé, d’affronter les dangers radioactifs de ses souvenirs avec l’espoir secret de retrouver dans les champs de coquelicots des contes de son enfance l’amour qu’elle a gravé sur le tronc d’un arbre, dans l’éden de l’innocence et de tous les possibles.
En tournant la dernière page, j’ai laissé l’histoire de Léna et Ivan infuser longtemps en moi, possédée par la puissance de ce filtre d’amour bu à la lisière de leur enfance.
Qu’est-ce qui fait la magie d’un livre? Pourquoi une oeuvre littéraire trouve-t-telle en nous un écho? Au-delà du drame de Tchernobyl, c’est l’universalité de la tragédie amoureuse qui nous happe dans ce roman – Léna et Ivan séparés, mais tenus en vie par un espoir fou. Comme nous, lecteurs, avons l’espoir fou que sur ces ruines, leur amour pourra renaître.
Alexandra Koszelyk a semé des petits cailloux que j’ai ramassés et gardés précieusement dans le creux de ma main, car ce chemin m’amenait sans que je m’y attende sur les terres chères à mon coeur: mon Cotentin sauvage, Naples, Pompéi, la Sicile…
La littérature classique nimbe le roman, à commencer par le titre et sa référence à Aragon et côtoie la tragédie antique -avec une élégance docte et discrète de professeur de français, latin et grec qu’elle est, Alexandra Koszelyk nous offre un premier roman rempli de délicatesse.
Titre: A crier dans les ruines
Auteur: Alexandra Koszelyk
Editeur: Aux forges de Vulcain
Août 2019