
Mauvaise pioche pour Gallimard: non contents d’avoir refusé le manuscrit de Marcel Proust (et de quelques autres illustres auteurs), voilà qu’en cette année 2010, ils envoient promener une jeune anglaise installée dans la Drôme, Jane Austen…
Mary Dollinger, elle-même britannique et installée en France, a eu la délicieuse outrecuidance de déplacer Jane Austen en plein 21ème siècle : jeune écrivaine qui aspire à être publiée, elle quitte l’Angleterre pour s’installer dans la Drôme, dont le climat lui a été vivement recommandé par son médecin!
Imaginons donc Jane Austen, émancipée de sa famille, de son pays, qui s’adapte avec un flegme tout britannique aux us et coutumes de la Drôme, tout en poursuivant assidûment son ambition littéraire.
Bientôt publiée par Anne Tellier, une éditrice tombée sous le charme littéraire un peu désuet de son premier manuscrit, Raison et Sentiments, Jane Austen connaît un succès fulgurant et bouscule tous les codes littéraires avec son style féministe qui prône « la liberté par la contrainte et le bonheur dans l’abnégation » – entraînant des milliers de jeunes femmes, autoproclamées Virgins for Jane, à se revendiquer de ce mouvement.
Comme j’ai ri!
Derrière cette Jane Austen aussi drôle que suffisante, Mary Dollinger nous offre une belle satire du milieu littéraire: course à l’édition de les maisons germanopratines, mise sur le grill d’une belle brochette de journalistes (entre autres, Olivia de Lamberterie qui encense la primoromancière, François Busnel qui regrette bien de l’avoir invitée, ou Nikos Aliagas le séducteur grec qui lui fait perdre la tête), fans collants, l’auteure croque avec humour ce microcosme (tout en se moquant au passage d’elle-même, donc on n’y verra aucune amertume).
François Busnel est décontenancé car il ne s’agit pas d’une simple question, mais d’une entrée en matière raisonnée. Reprendre son laïus est impossible, le résumer également. Il parle toujours sans notes, ou presque, cette apparente désinvolture cachant un professionnalisme et un travail acharnés. Il a l’air d’improviser, alors que tout est répété, étudié, façonné, mais pour une seule représentation. Il lui est impossible de reprendre son texte. Il sourit placidement tandis que derrière cette façade paisible, il envisage froidement le meurtre: saisir ce joli laiteux, l’étrangler doucement jusqu’à ce que la peau devienne aubergine (…)

Au-delà de l’ironie et de cet humour mordant que Jane Austen n’aurait certainement pas reniés, « La double vie de Jane Austen » nous offre un regard actuel sur l’oeuvre de l’écrivaine : en aurait-on la même perception si elle était le fait d’une écrivaine (pardon, un écrivain, notre Jane Austen est très à cheval sur la langue française, d’ailleurs elle a écrit tous ses romans en français et manie mieux que personne l’emploi du subjonctif) contemporaine?
Ses héroïnes pourraient-elles être comprises du lectorat sans la distance historique que nous imposent aujourd’hui ses romans?
Et Jane Austen elle-même, quelle femme aurait-elle été dans la société actuelle?
« L’éditrice reste plongée dans le manuscrit. Elle sent le regard froid, hostile et frissonne. Elle poursuit : « Pour aller un peu plus en profondeur, le personnage d’Edward d’Edward Ferrars doit être impérativement étoffé. Il est difficilement crédible, ainsi que sa liaison avec Lucy Steele… ». Jane Austen lève une petite main élégante: « Il ne s’agit pas d’une liaison. Ce mot a une connotation sexuelle, alors que leurs rapports sont purement platoniques. » « Platoniques pendant quatre ans! » Les yeux d’Anne Tellier s’arrondissent: « De moins en moins crédible… Ce jeune homme est doté d’une patience tout à fait remarquable. Mais pour moi, la façon la plus simple de rendre cette situation plausible serait que Lucy soit plus séduisante et surtout plus intelligente, car il me semble inimaginable, que même plus jeune, Edward Ferrars ait pu entretenir une liaison, ou si vous préférez une relation avec une fille aussi sotte! »
Le roman, composite de récits, correspondance (sa soeur Cassandra fait bien entendu partie du casting!), interviews télé, radio ou articles de presse, offre un rythme enlevé dans une exquise prose austinienne, ponctués d’éclats de rire vivifiants avec des scènes auxquelles on aurait adoré assister. Mais surtout, il invite à (re)découvrir l’oeuvre de Jane Austen, dont Mary Dillinger est imprégnée depuis l’adolescence – cherry on the cake, à l’instar de Jane Austen dans le roman, elle a écrit le livre en français, en maniant aussi bien les subtilités de la conjugaison française.
Titre: La seconde vie de Jane Austen
Auteur: Mary Dollinger
Editeur: Le nouvel Attila
Parution: 2021