
La première page est à peine entamée, et déjà le grand chaos a surgi, comme un mythe antique que l’on raconte.
Cassandre a onze ans, c’est un été qui a la saveur du monde sauvage de l’enfance dans le sud chez son grand-père Jean, des vacances au goût éternel de mûres, de confiture. Et Papy Jean meurt, l’enfance de Cassandre se referme.
Au collège, Cassandre est amoureuse de Camille Leygues, et elle n’a qu’un rêve, l’embrasser. Cassandre est rousse, frisée comme un caniche, on dit qu’elle est laide, elle n’a pas d’amis – la seule attention qu’on lui prête, ce sont les brimades. Pourtant, un jour, elle l’embrassera, Camille: le voyant qu’elle consulte un jour en cachette lui affirme. Mais il lui a aussi soufflé, effrayé, cinq prophéties qui vont hanter sa vie. La première annonce le chaos: « le monde s’effondrera en 2023, l’été de tes quarante-deux ans ».
Dans la tragédie moderne, Cassandre n’est plus celle qui annonce les prophéties, elle est celle qui les reçoit.
Dès lors, les années s’égrènent, Cassandre a treize, quinze, dix-sept, dix-huit ans, elle est devenue une fille rousse, sexy, attirante, et sera vétérinaire, comme elle l’avait promis à papy Jean. Et Camille Leygues finit par l’aimer, mais son destin est en marche, et derrière le rideau, la puissance animale grignote peu à peu le monde, insidieuse apocalypse, papillons, chiens, rats, crapauds, cafards, le règne animal s’emballe et assoit sa toute puissance – jusqu’où?
Le petit rasta passe autour de mon cou un collier de coquillages nacrés. Après un silence, il m’annonce que mon destin est une tombe et que je dois soigner mon coeur. Je rentre en me perdant dans les rues terreuses et seules. A l’intérieur de moi, ses phrases font des tours sur elles-mêmes, plus rien n’existera, mon destin est une tombe, plus rien n’existera, mon destin est une tombe; c’est réjouissant. Un jour j’aurai quarante-deux ans. Un jour le monde explosera – je suis complètement défoncée.
Julie Estève nous souffle complètement avec ce roman aux allures dystopiques, grande fable de fin du monde et bouleversante histoire d’amour, aussi audacieuse qu’habitée.
J’échangeais il y a peu avec une amie, et lui expliquais la théorie selon laquelle je classais séparément les romanciers, puis les auteurs, et enfin les écrivains. Je prétendais qu’être écrivain est un statut que certains auteurs acquièrent, à force de travail, et de romans publiés.
Je me trompais.
Être écrivain, ce n’est pas que du labeur, c’est aussi l’étoffe qui enveloppe ceux qui ont une voix particulière, née d’une force, d’une transe, d’une vibration intime.
La beauté de Camille m’effraie. Il baise comme un mec que je ne connais pas. Camille est une terre vaste dans laquelle je cherche les forêts, les montagnes, l’océan. Je cours après sa part sensible et introuvable. J’ai beau chercher, elle est comme ces épaves des mers, planquée au fond, dans un coin du monde.
Julie Estève a cette voix, elle est une écrivaine à l’intensité animale, comme celle de Cassandre, qu’on ressent dans la moindre phrase. « Presque le silence » confirme le talent si particulier qui auréolait « Simple ».
Titre: Presque le silence
Auteur: Julie Estève
Editeur: Stock
Parution: janvier 2022