Balles perdues

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Réveil en ce matin du lundi 27 Août 2018, branchée sur France Inter : 7H30, le journaliste annonce une nouvelle fusillade aux Etats-Unis. Jacksonville, Floride. Deux morts, onze blessés. Le tueur avait 24 ans. Il s’est suicidé, il sera le troisième mort.

Ce nouveau fait divers sordide, une fusillade parmi tant d’autres aux Etats-Unis, fait tristement écho à la lecture que je viens d’achever, Balles Perdues.

C’est aussi là-bas, en Floride, que se situe le nouveau roman de Jennifer Clement.

Dans le camp de caravanes d’Indian Waters, sur le parking des visiteurs, Margot France a arrêté sa vieille Mercury quinze ans plus tôt.

Elle n’en est plus jamais repartie, garée là, au milieu de nulle part, avec son bébé. La Mercury est devenue leur foyer, l’herbe a poussé autour des roues dont les pneus sont à plat – Pearl a grandi, mais comme sa mère, elle est si petite, comme si leur corps étaient formatés à l’exiguïté de cet espace.

Pearl a la peau très pâle, si pâle, les yeux pastel et les cheveux tellement blancs qu’ils ressemblent à la nacre dont elle porte le nom.

Pearl a bientôt quinze ans, elle en fait à peine six, et elle n’a connu jusqu’ici de la vie que ce camp de caravanes, la Mercury et l’école. Pearl, de sa mère, a appris la délicatesse, les gants blancs qu’on se doit de porter pour aller à l’église, la porcelaine de France et les couverts en argent. Elle a aussi hérité de son incroyable empathie pour les êtres et pour les objets. Et elle vole des cigarettes.

Telles de petites elfes, mère et fille survivent dans la puanteur de la décharge derrière le camp, et dans la peur d’être dévorées par les alligators qui grouillent dans la rivière. Autour d’elles, dans des caravanes éparpillées comme dans une cour des miracles, vivent les personnages les plus improbables qui soient:  Avril May, la seule copine de Pearl, avec laquelle elle se lance les défis les plus improbables, fille du sergent vétéran Bob et de Rose l’infirmière. Le pasteur Rex, secrètement amoureux de Margot. Roberta Young, ses deux chihuahuas, son perroquet, Noelle sa fille de trente ans passionnée de circuits électriques et de sa collection de Barbie. Ray et Corazon, un couple de mexicains qui ont parsemé le devant de leur caravane de flamants roses en plastique.

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Floride, sur la route des Keys, 3 Août 2014

Dans ce microcosme de misère, on tire des balles comme on respire. On grandit avec des armes, les livres de coloriages sont illustrés de fusils, les idoles meurent sous les balles, et les hommes offrent des pistolets à leur femme comme on offre des fleurs.

Mais on sait, lorsque démarre le roman, que ce temps de l’enfance heureuse, même dans une voiture près d’une décharge, est révolu.

Le jour où débarque Eli Redmond, que le camp devient la plaque tournante d’un traffic d’armes et qu’en même temps il séduit sa mère, la sécurité toute relative du petit monde de Pearl est sur le point de vaciller et de disparaître dans le nuage de cette  poudrière…

Deux semaines plus tard, une arme a fait irruption dans notre voiture. Pendant douze ans, la Mercury avait été pleine de poupées, d’animaux en peluche, de vêtements, de boîtes de nourriture en poudre et de fruits, de couvertures et de livres.

Comment est-ce possible de traiter d’un sujet aussi grave avec autant de poésie et de grâce dans le désenchantement?

Si c’était un pari, il est en tous les cas remporté haut la main par son auteure.

Bien sûr, le roman est clairement un plaidoyer contre les armes à feu. Il est tristement sombre. Combien d’orphelins, surnommés les « fusillades » sont semés sur les chemins qu’empruntent les balles?

Un jour j’ai eu tellement envie de dormir que je me suis étendue sur le comptoir et que j’ai posé ma tête dessus. Dans mon demi-sommeil, j’ai entendu les armes qui parlaient.

Elles m’ont parlé d’une fillette de sept ans et d’un homme de vingt-deux ans abattus dans une fusillade depuis une voiture, de deux adolescents tués par des flics, d’un enfant de deux ans tué lors de coups de feu en rapport avec un gang dans un parc, de vingts enfants tués dans un bus scolaire, d’une mère morte dans un supermarché, de deux femmes tuées dans un parking, de vingt adolescents abattus dans un cinéma, d’une fillette de dix ans tuée dans une bibliothèque, de cinq étudiants massacrés lors d’un match de football américain, de neuf personnes sur qui on avait tiré au cours d’une réunion de prières dans une église, d’une mère et de sa fille tuées dans une voiture, de quatre religieuses abattues à un arrêt de bus, de huit fillettes de huit ans touchées lors d’un cours de danse, de deux policiers abattus dans leur voiture, et d’une fille de neuf ans touchée dans une aire de jeux, puis touchée encore et encore, les balles éclatant les arbres, qu’elles réduisaient en charpie, de quatre-vingt dix trous dans le ciel faits par une mitraillette, d’une fusillade lors d’une averse tuant des gouttes de pluie, de vingt balles pour la lune, de mots brisés par des coups de feu, de mots traversés par des balles de sorte que l’alphabet devenait ABCLRSTXZ, d’amants tombés, de larmes et de balles par terre, ma chérie, mon seul trésor, ma toute petite, mon unique, nous sommes tous uniques et tous seuls et apeurés et nous cherchons tous partout les balles de l’amour.

Le grain de folie et d’étrangeté de ces deux elfes évanescentes, telles deux anges au-dessus de la fange, mène avec lyrisme un récit qui n’aurait pu être que noirceur.

Un récit âpre, où l’espoir est ténu, et un peu trop loin. Car tant que l’Amérique continuera à fermer les yeux sur le problème majeur que représente l’autorisation de posséder ces armes à feu, tant que les gens mourront en silence sous les balles comme sous une tapette à mouches, où est l’espoir d’un monde meilleur?

Si j’ai été touchée, ce n’est pas par les balles, mais par la richesse de cette écriture si particulière  portée par la narration délicate de Pearl, arrachée si soudainement à l’enfance.

Au début je n’ai rien dit. Ensuite, j’ai été tellement reconnaissante à mon coeur de battre tout seul, parce que je savais que si j’avais dû le faire fonctionner, je n’en aurais jamais été capable. Ces battements indépendants de mon coeur, des battements qui se faisaient même si une chose terrible venait de se produire, m’ont fait éprouver de la tendresse pour mon corps et pour ma vie insignifiante

Un très beau roman sur ces écorchés de la vie et sur la désillusion américaine, comme je les aime.

Jennifer Clement est poète, biographe et romancière. Elle est née en 1960 à Greenwich, dans le Connecticut. En 2014, elle a reçu le Grand prix des lycéennes du magazine ELLE pour son roman Prière pour celles qui furent volées, également finaliste du prix Femina étranger. Elle préside depuis octobre 2015 le PEN International (une association d’écrivains qui travaille en collaboration avec de nombreuses organisations internationales telles qu’Amnesty International, Human Rights Watch,…) et vit aujourd’hui à Mexico.

Titre: Balles perdues (Gun love)

Auteur: Jennifer Clement

Editeur: Flammarion

Parution: Août 2018

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