Un monde à portée de main

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Je sors de ce roman un peu sonnée. Etourdie. Et reconnaissante aussi. Nourrie d’une langue autant que d’une histoire.

Je me suis détachée de Paula Karst, et l’image de Maylis de Kerangal s’est superposée à la sienne. Ce ne sont pas les similitudes entre le personnage et l’auteure qui se sont imposées, mais l’auteure elle-même, dans sa démarche d’exigence, dans son travail d’écriture qui texturise la matière, explore les strates, dissèque les mouvements. Je l’ai vue, dans la besogne vertueuse, dans cette chambre de bonne qui depuis plusieurs années est son espace de recherche, de réflexion, de création littéraire, subjuguée par la liberté que lui offre le confinement de l’endroit, envieuse de ce savoir-écrire rare. De ce souffle qui emporte, de cette acuité hypnotique, paralysante. De ces phrases longues qui s’enroulent en spirales, ou se déroulent en volutes. De cette grâce qui se dégage du labeur qui a dû soupeser chaque mot, Maylis de Kerangal se faisant l’artisan d’une langue comme Paula se fait l’artisan du trompe-l’oeil.

Que dire de cette langue qui claque, rythmique, obsédante, aspirante, technicienne, débarrassée  de la froideur chirurgicale de « Réparer les vivants », et qui dans « Un monde à portée de main » atteint à mon sens les sommets de la création littéraire?

Cette langue, qui m’a tellement conquise, m’en ferait presque oublier, à tort, une histoire qui nous raccroche aux racines de notre monde, de notre histoire et de l’art.

Paula Karst, le regard fendu, les yeux vairons au léger strabisme divergeant est une fille un peu indécise, même, aux dires du narrateur, une fille « moyenne, protégée, routinière, et pour tout dire assez glandeuse ». Paula veut peindre, nous sommes en 2007 et elle intègre une école de peinture rue du Métal à Bruxelles, pour apprendre l’art du trompe l’oeil.

Le trompe-l’oeil est la rencontre d’une peinture et d’un regard, il est conçu pour un point de vue particulier et il se définit par l’effet qu’il est censé produire

Contre toute attente, Paula va se plier à l’exigence de cette discipline, apprendre à reproduire les bois, les marbres, et les matières qui seront la carte d’identité de son savoir-faire, en s’appropriant leurs ramifications, leurs veinures, leurs structures, en traduisant leurs couleurs en pigments.

Paula va apprendre à laisser son corps, dont elle semble découvrir l’existence, se plier à la discipline laborieuse de la peinture et assimiler les transformations nécessaires. Elle va sentir le frémissement de l’excitation quand elle engage son travail.

Et se lier d’amitié avec Jonas et Kate.

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Les filles à ses côtés n’entendent rien, sont entrées dans l’espace situé exactement entre la main et la toile, entre l’extrémité du pinceau et la surface du panneau, et peut-être est-ce là, dans cet écart, que le geste prend forme et que se joue la peinture.

C’est sur leurs retrouvailles parisiennes, en janvier 2015, que s’ouvre le roman, tandis qu’il se refermera en ce même mois de janvier après les attentats de Charlie Hebdo.

Ces trois-là, depuis 7 ans, sont restés proches, au gré de la succession d’emplois qu’ils ont occupés, de jobs précaires en contrats juteux.

Paula revient à ce moment de Moscou, où elle a oeuvré sur un décor de cinéma. Depuis sept ans, les jobs se succèdent ainsi, Paris, Rome avec un passage dans les ateliers de Cinecitta, où toujours l’humilité accompagne la tâche – est-ce qu’un copiste est un artiste? jusqu’à Lascaux où en ce mois de janvier 2015, après avoir revu Jonas et Kate, elle se tient face au temps, devant le grain du panneau du fac-similé sur lequel elle reproduira les peintures pariétales de la grotte condamnée.

Comme on imagine Maylis de Kerangal se documenter pour construire son histoire, Paula elle aussi se plonge dans l’histoire de Lascaux, avec fièvre, retraçant la découverte des peintures vieilles de 20.000 ans par quatre jeunes garçons un jour de juin 1940 – avec elle, avec eux, on suit la descente dans les galeries inaccessibles depuis 1963, les sens aux aguets, découvrant en s’enfonçant dans la grotte les peintures de ces cavalcades d’animaux qui marqueront la naissance de l’art, Paula et les quatre garçons accompagnés par l’oeil avide du lecteur soudain glissé dans la peau de l’artiste préhistorique oeuvrant aux témoignages pariétaux, que bientôt dans la lumière d’un rétroprojecteur, Paula Karst va reproduire, poursuivant cet audacieux voyage dans le temps.

Il y a des formes d’absence aussi intenses que des présences, c’est ce qu’elle a éprouvé en pressant son front sur le grillage, tendue vers ce monde qui s’ouvrait là, occulte, à moins de dix mètres, une grotte où l’on avait situé rien de moins que la naissance de l’art

Un monde à portée de main est un extra-ordinaire roman sur la maîtrise de l’art, une histoire d’amitié, et d’amour, mais c’est avant tout un rythme, une musicalité de la langue, une texture d’écriture qui lui donnent toute sa beauté.

Cette particularité en fait un roman à part, déroutant pour certains lecteurs probablement, mais résolument lyrique et grandiose.

★ ★ ★ ★ ★

Titre: Un monde à portée de main

Auteur: Maylis de Kerangal

Editeur: Editions verticales

Parution: Août 2018

3 réflexions sur “Un monde à portée de main

  1. Je compte me l’offrir dès que possible! Même si le sujet est très différent de Réparer les vivants, et c’est que l’auteure souhaite faire à chaque publication, j’ai envie de renouer avec son style! Pour le moment tout le monde semble l’apprécier.

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