J’ai un tel désir

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Après « L’indolente » Marthe Bonnard, c’est à Marie Laurencin que Françoise Cloarec s’intéresse dans sa nouvelle biographie – pas seulement à l’artiste, mais à la femme amoureuse et à l’histoire passionnée qu’elle a vécu avec Nicole Groult, couturière, femme d’esprit, soeur de créateur, épouse de designer, et mère de deux filles qui deviendront deux grandes féministes, Benoîte et Flora.

Se plonger dans l’histoire de Marie Laurencin, c’est côtoyer d’éminents artistes contributeurs de l’art moderne, cubistes, fauvistes, dadaïstes, c’est voir revivre Montmartre et le Bateau-Lavoir, c’est pénétrer l’intimité de la création aussi bien littéraire que picturale, c’est assister à une grande fête, gueule de bois comprise, où les monstres sacrés de l’art sont réunis, c’est aimer sans contrainte.

Etre artiste, c’était avant tout avoir un tempérament hors du commun.

Et il lui en fallait, à cette jeune fille née en 1883 de père inconnu , qui a grandi dans l’ombre d’une mère qui ressemblait à une nonne – mais qu’elle aimait intensément. Il lui aura fallu de la fantaisie, pour vouloir étudier la peinture sur porcelaine lorsque sa mère voulait en faire une petite institutrice toute grise, fréquenter l’académie Humbert et finalement choisir de devenir artiste dans un milieu d’hommes où les femmes, au mieux, étaient seulement des muses.

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Autoportrait, Marie Laurencin

Déjà, en ce début de siècle, elle fait des premières rencontres essentielles: Georges Braque, Francis Picabia, Henri-Pierre Roché, Yvonne Chastel. Au Bateau-Lavoir, elle rencontre Picasso, qui la présentera au poète Guillaume Apollinaire et avec qui elle vivra une relation amoureuse et tumultueuse pendant cinq ans.

C’est l’année de cette rencontre, alors qu’elles ne se connaissent pas encore, que Nicole Poiret, soeur du célèbre couturier Paul Poiret connu non seulement pour avoir allégé la tenue des femmes mais également pour avoir donné à Paris des fêtes mémorables, épouse André Groult. De cet intellectuel, elle fera un designer reconnu. Nicole est avant tout une femme de tête, une élégante au goût sûr, une féministe avant l’heure, une personnalité brillante et joyeuse, qui à l’instar de son frère ouvrira sa maison de couture. Si les deux femmes semblent parfaitement épanouies dans leurs vies sociales et amoureuses, la question de leur plénitude sexuelle se pose. Marie Laurencin a déjà eu des amours féminines dans lesquelles elle semble plus s’épanouir, tandis que Nicole Groult est rebutée par l’idée de la sexualité avec son mari.

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Lorsqu’elles se rencontrent au salon des Indépendants en 1911, il y a entre elles une évidence, et il semble que très vite, elles vont devenir amantes – si André Groult le voit, il ferme les yeux. Quant à Guillaume Apollinaire, volage, alcoolique, difficile à vivre, et en plus accusé dans une affaire déshonorante de vol au Louvre avec Picasso, Marie Laurencin finit par le quitter en 1912, le laissant dans un profond chagrin.

Je te baise partout et pense à toi sans cesse

C’est toi mon souvenir et c’est toi ma richesse

Tes cheveux sont ma vigne et tes pieds mon haras

Mon dernier souffle encor toi seule tu l’auras (…)

Nos coeurs font un écho

Qui dit bonjour « Coco »

A bientôt ma chérie

Je t’adore Marie

(lettre d’Apollinaire à Marie Laurencin)

Il publiera Alcools et elle continuera à peindre, s’éloignant du mouvement cubiste, trouvant un style plus personnel, parfois raillé pour ce que certains trouvent mièvre, et sa palette de couleurs dont elle bannira toutes les teintes qu’elle n’aime pas!

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Marie et Nicole par Marie Laurencin (Musée des Arts Décoratifs)

Marie et Nicole semblent vivre ouvertement leur relation, mais elles n’en sont pas moins des femmes dont l’affirmation sociale dépend d’un statut marital! Marie épouse en 1913 un baron allemand, Otto Christian Heinrich von Wätjen. S’il est pacifiste, il est aussi bel et bien allemand, et à l’heure de la première guerre mondiale, le couple est contraint à l’exil. Ces cinq années en Espagne, loin de l’intelligentsia parisienne, seront épouvantables et déprimantes pour Marie Laurencin. Son époux ne la touche plus, l’inspiration pour la peinture lui manque même si elle découvre Goya qui l’influencera, et l’Espagne l’ennuie. Heureusement que quelques aventures viennent pimenter ces années difficiles, dont une relation avec Picabia sous l’oeil (presque) indifférent de Gabriële…

Séparées par la guerre, Marie Laurencin et Nicole Groult auront une correspondance fiévreuse et assidue.

Tes yeux sont deux bleus

Tes seins sont deux oiseaux blancs

Ta lèvre est un oiseau de feu

Ton cou-oiseau palpitant

Tes mains sont deux oiseaux roses

Qui volent en gestes charmants

Et qui joliment se posent

Fraiches sur mon front brûlant

Ton coeur est un oiseau rare

Facile à effaroucher 

Sauvage – Tendre et bizarre

Il se cache pour m’aimer

Dans la cage de mon rêve

Où je suis venue m’asseoir

Vite vite qu’on l’enlève

Il plane un grand oiseau noir

(poème de Nicole Groult)

Nicole gère depuis Paris les intérêts de Marie.

La mort d’Apollinaire ternit la joie de l’Armistice, et Marie Laurencin mettra encore une longue année pour obtenir les autorisations nécessaires pour rentrer. Marie Laurencin n’enfantera pas – mais Nicole Groult lui annoncera sa grossesse en la considérant comme le père de l’enfant. Elle deviendra officiellement la marraine de Benoîte.

Dans le Paris des années folles, Marie va connaître un succès éblouissant peignant les artistes et les personnalités les plus en vue et travaillant aux décors et aux costumes de ballets, à l’instar de Nicole avec ses robes – que Gabriële Buffet-Picabia va promouvoir jusqu’à New-York!

Les deux amies – amantes se détachent toutefois peu à peu l’une de de l’autre. Lors de la seconde guerre mondiale, sa collaboration avec l’ennemi lui vaudra des inimitiés naturelles, la première venant d’André Groult qui ne veut plus entendre parler d’elle. Malade, recluse, n’ayant plus à ses côtés que la présence de Suzanne, sa domestique qu’elle adoptera, Marie Laurencin meurt en 1956 – enterrée au Père Lachaise comme Apollinaire, dont les lettres accompagneront son repos éternel.

Dix ans plus tard, Nicole et André mourront à leur tour, à trois petits jours d’intervalle…

Benoîte et Flora Groult entretiendront l’héritage laissé par leur mère. Fièrement, elles poursuivront son engagement féministe et raconteront les amours sulfureuses de Nicole et Marie.

C’est avec Benoîte Groult que Françoise Cloarec démarre d’ailleurs ses recherches, accompagnée de Blandine et Lison De Caunes, filles de Benoîte, et Colombe Pringle, la fille de Flora.

Dans ce livre, Françoise Cloarec raconte. Elle ne romance pas. Tout y est vrai, glané dans les récits, dans les livres, et même dans les carnets de Nicole que Blandine, Lison et Colombe ont fait parvenir à l’auteure. Tout y est raconté, avec les manques que les absentes auront emporté avec elles, mais on s’accommode parfaitement du mystère qui en découle et qui auréole cette histoire sensuelle, charnelle, éminemment féminine et moderne.

Quel plaisir, déjà, de retrouver cette période artistique d’une richesse inouïe, et sur laquelle j’avais déjà aimé lire l’an dernier avec les romans des soeurs Berest sur leur aïeule Gabriële et d’Olivia Elkaïm sur Jeanne Hébuterne!

Il est d’ailleurs particulièrement appréciable de poursuivre, d’une certaine façon, par ce biais, la lecture de Gabriële, où l’aventure de Marie Laurencin et Francis Picabia, l’amitié d’Apollinaire et de Gabriële, de même que la fuite du couple pendant la guerre, entre autres, étaient évoqués.

Marie Laurencin et Nicole Groult, personnalités remarquables, réunissent toutes les qualités romanesques d’une grande histoire. Découvrir Apollinaire dans sa condition d’homme, et plus seulement de poète, en prendre plein les yeux avec Paul Poiret et la folie de sa créativité. Et puis, surtout, s’étourdir de peinture; Françoise Cloarec parle si bien de l’oeuvre de Marie Laurencin, de sa délicatesse, de cette palette de couleur qu’elle avait en commun avec Nicole Groult.

Au-delà des commentaires entendus sur son oeuvre: peinture sensuelle, douceâtre, démodée, actuelle, superbe, enfantine, niaise, forte, mièvre, nous pouvons repérer le manque de racines chez ses femmes évanescentes, languides aux mains allongées. On sent leur souffle délicat. D’où viennent-elles? Où vont-elles? Où sont leurs attaches? Dans leurs rêves, dans les couleurs pastel, elles s’évadent du monde vers la lumière. Les corps éthérés, alanguis, existent peu. Délicatesse des tons, elle a renoncé aux formes solides et fermes.

Elle est Marie Laurencin

Il y a quelques mois, je contemplais les quelques toiles exposées au musée de l’Orangerie. On peut notamment y voir le fameux portrait (très réussi) que Coco Chanel n’a pas voulu payer car elle ne l’aimait pas.

« Elle ne veut rien régler. Et pourtant, moi, je lui paie mes robes… C’est une paysanne d’Auvergne »

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Coco Chanel, par Marie Laurencin

Ce livre me donne davantage envie de la découvrir aujourd’hui, et surtout, de me plonger dans les ouvrages de Benoîte et Flora Groult, et de relire la poésie d’Apollinaire. La lecture nous ouvre à l’infini…

★ ★ ★ ★ ☆

Titre: J’ai un tel désir

Auteur: Françoise Cloarec

Editeur: Stock

Parution: 3 septembre 2018

3 réflexions sur “J’ai un tel désir

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