Mauvais joueurs

IMG_6763Voici un roman qui m’a beaucoup fait réfléchir: quel regard porter sur le « modernisme » d’un roman écrit il y a presque cinquante ans?

Si les américains vouent un culte à Joan Didion, la journaliste / écrivaine / essayiste est moins connue en France. L’année de la pensée magique a été pour moi ni plus ni moins qu’une révélation. J’ai aimé poursuivre cette rencontre avec son recueil de chroniques l’Amérique et ce style qui a fait sa réputation, sec, vif, et représentatif de ce New Journalism auquel elle a largement contribué.

Dans Mauvais Joueurs, écrit en 1970, Joan Didion met en scène une jeune femme à la dérive, Maria Wyeth – née à Reno, elle a grandi à Silver Wells, Nevada au gré des gains et pertes de jeu de son père, avant de fuir la vacuité de cette bourgade de vingt-huit habitants pour s’installer à New York. D’abord mannequin, Maria est devenue l’égérie de Carter Lang qui l’a faite tourner dans deux films d’avant-garde. Mais voilà, à 36 ans, pleine de la douleur de ne pas pouvoir élever normalement une petite fille au lourd handicap mental, après un avortement forcé par son mari et un divorce qui se profile, lassée de la décadence du milieu du cinéma, Maria ne connaît plus que le vide, le rien. Rien ne l’accroche plus à l’existence à l’exception des longues heures passées à conduire sur l’autoroute de Los Angeles, sans but et la tête délestée de toute pensée, avant de se coucher le soir en avalant des barbituriques.

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Elle s’habillait chaque matin avec une impression d’avoir un but qu’elle n’avait plus connu depuis un bon moment, elle mettait une jupe de coton, un chandail, des sandales dont elle pouvait se débarrasser quand elle recherchait le contact de l’accélérateur, et elle s’habillait très vite, se passant un ou deux coups de brosse dans les cheveux et les nouant derrière avec un ruban, car il était capital pour elle (hésiter c’était se jeter d’indicibles périls) de se trouver sur l’autoroute à dix heures. Pas quelque part sur Hollywood Boulevard, pas sur le chemin de l’autoroute, mais réellement sur l’autoroute. Si elle n’y était pas, la journée perdait de son rythme, de son élan imposés de façon si précaire. Une fois qu’elle était sur l’autoroute, qu’elle s’était faufilée jusqu’à une des voies de gauche, elle allumait la radio très fort et elle roulait. Elle prenait l’autoroute de San Diego jusqu’à la rade, celle de la rade jusqu’à Hollywood, celle de Hollywood jusqu’au Golden State, celle de Santa Monica, de Santa Ana, de Pasadena, de Ventura. Elle roulait comme un batelier parcourt un fleuve, chaque jour plus habituée à ses courants, à ses traîtrises, et tout comme un batelier sent l’attraction des rapides dans l’accalmie qui sépare le sommeil de la veille, Maria, allongée le soir dans le calme de Beverly Hills, voyait les grands panneaux défiler au-dessus de sa tête à cent vingt kilomètres à l’heure (…).

Maria tourne le dos à Hollywood, aux paillettes, à l’inconsistance et, enfermée dans une clinique psychiatrique, elle fait le constat désabusé de son existence.

C’est là, d’ailleurs, que débute le roman et que le lecteur est immédiatement dérouté par une sorte d’inconsistance, sans bien comprendre ce qui se passe. 

Qui sont ces personnages fantomatiques et sans relief qui se succèdent au fil des pages? 

Quel est le but de ces dialogues creux dont le sens, s’ils en ont un, nous échappe? 

Le texte est dénudé, froid, cynique, mais la souffrance de Maria, elle, ressort de cette vacuité avec un style sec et précis.

Une montée en puissance s’opère au fur et à mesure que les courts chapitres défilent, au fur et à mesure que l’on ressent la détresse de Maria, qui s’insinue partout comme le serpent qui toujours revient dans le récit. 

Il est nécessaire de replacer le roman dans son contexte des années soixante-dix, pour saisir la dimension qui peut échapper au lecteur de 2018. Ainsi, par exemple, l’avortement que subit Maria est d’autant plus violent qu’il est illégal et forcé par son mari.

Joan Didion est aussi scénariste, et cela se ressent dans ce roman, qui est très visuel, très cinématographique. L’image est forte, peut-être pour souligner la vacuité du reste, les dialogues qui se perdent dans l’ennui du texte – probablement pour souligner le désenchantement de Maria?

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Si ce roman avait en 1970 un souffle provocateur, sa lecture en 2018 a perdu à mon sens la texture sulfureuse qui a fait sa réputation. Le style de Joan Didion a dépoussiéré la littérature et ouvert la voie à de nombreuses écrivaines, et au regard de la richesse de la littérature féminine actuelle, son aura moderniste a perdu en éclat.

Ce qui était immoral, transgressif ou tout simplement moderne en 1970 ne l’est plus depuis longtemps et surtout, le roman manque d’âme – mais je suppose Joan Didion assez fine d’esprit pour l’avoir traité ainsi à dessein. 

Je suis également gênée par la posture de l’éditeur qui « travestit » un roman sous un nouveau titre – « Play it as it lays » est paru en 1973 en France sous le titre « Maria avec et sans rien ». A quelle fin le rebaptiser, si ce n’est pas tout simplement une posture marketing?

Je salue tout de même la volonté de permettre au public français de découvrir davantage Joan Didion, dont le statut d’icône de la culture littéraire américaine n’est pas usurpé. 

★ ★ ★ ☆ ☆

Titre: Mauvais Joueurs (play it as it lays)

Auteur: Joan Didion

Editeur: Grasset

Parution: 2018 (paru en 1973 sous le titre Maria avec et sans rien)

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