Antonia / Journal 1965-1966

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J’aime quand un livre a la capacité de me surprendre alors que je ne l’ai pas encore lu.

Antonia, ou plutôt une pile d’une vingtaine d’Antonia, officiait tranquillement à la caisse de ma librairie. 

Ca sent toujours le coup de coeur du libraire, ces piles bien placées. Alerte.

C’est un petit livre tout fin, d’à peine une centaine de pages que j’ai feuilletées, mon regard s’est posé sur des vieilles photos en noir et blanc, j’ai survolé les dates d’un journal intime 21 février 1965, 3 août 1965, 6 octobre 1965, déjà j’en voyais trop alors j’ai refermé très vite pour juguler cette envie irrépressible qui me prenait de le lire et là, sur la quatrième de couverture, mes yeux tombent en arrêt devant ce nom sacré, Palerme – Palerme se met à clignoter comme un néon. 

J’ajoute le livre à celui que j’étais en train de payer.

Antonia est un journal intime, et on l’ouvre animé d’un plaisir de transgression coupable. Le frisson délicieux de l’interdit qui s’approprie l’intime de l’autre. L’intime de la langueur, du chagrin, des regrets, de la souffrance qui nous sautent immédiatement dessus. 

21 février 1965

Ce matin, j’ai ouvert les yeux, j’étais incapable de bouger. Mon corps semblait s’être dissous et baignait dans une sueur toxique. Ce n’est qu’en entendant la gouvernante – Nurse comme elle désire être nommée – que j’ai sauté du lit. Elle était sur le pas de la porte avec Arturo. Où allez-vous? « Nous allons à l’école, of course », a-t-elle dit de son petit air choqué. Elle m’a pratiquement claqué la porte au nez. Puis je me suis souvenue qu’hier soir au dîner, j’avais promis à mon fils de l’emmener en classe ce matin. J’ai eu honte.

La solitude et la détresse d’Antonia nous saisissent – celles d’une jeune femme de la bourgeoisie palermitaine qui a fait un mariage de raison avec Franco. Rien ne les relie, tout chez l’autre les rebute. Franco, son mépris, ses petites manies, ses raclements de gorge le matin, ont fini par dégoûter Antonia qu’il veut voir cantonnée à son rôle d’épouse et de femme d’intérieur. 

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Palerme, Août 2017

Oui, nous sommes en Sicile, en 1965. Cette société est trop étroite pour elle – il faut lire les propos que tiennent les hommes lors des dîners mondains (« les femmes sont simplement sur terre pour enfanter, comprendre les besoins de leurs époux et y répondre avec une grande docilité »), et Antonia rêve d’émancipation.

Je m’insupporte dans mon incapacité à être comme tout le monde. De quoi est fait le quotidien des autres pour être si vivable?

Des cartons de lettres, de photos, de carnets hérités de sa grand-mère vont lui procurer l’évasion à laquelle elle aspire. A travers ces témoignages poussiéreux, elle reconstruit l’histoire de sa famille et de ses origines – une famille juive viennoise qui a fui la guerre d’un côté, une famille anglaise de l’autre, les non-dits, les secrets enfouis, les blessures de l’enfance, le désamour d’une mère mal aimée. Les photos font rejaillir les souvenirs, et les lettres qui donnent un nouvel élan:

Aujourd’hui je me suis concentrée sur les lettres de Nonna. J’ai trouvé les lettres d’amour que Nonno lui envoyait. (…) Ai-je un droit de regard maintenant qu’elle n’est plus? Sensation de culpabilité, mais mon désir était plus fort. Et je n’ai pas eu tort, car j’ai compris que les lettres de Franco, que je croyais être des lettres d’amour, n’étaient que des mots sur des lignes droites, enfermés entre deux marges.

Antonia est un portrait de femme saisissant, porté par le regard sans concession du journal intime qui fait pénétrer là où les douleurs et les drames ont pris secrètement racine et dévorent.

Sa forme brève condense deux ans de la vie d’une femme, et l’accompagne vers la possibilité de l’espoir, ailleurs…

Il faut saluer l’originalité de ce petit livre, construit comme un projet artistique alternant journal, photos, lettres, arbre généalogique et extraits de vie qui donnent une véracité et une amplitude au récit et en fait l’émouvant témoignage d’émancipation féminine – son auteure, Gabriella Zalapi est plasticienne. 

★ ★ ★ ★ ☆

Titre: Antonia Journal 1965-1966

Auteur: Gabriella Zalapi

Editeur: Editions Zoé

Parution: janvier 2019

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