Evoquer Karl Lagerfeld, c’est déclencher la plupart du temps des réactions extrêmes – essayez!
D’un côté, les fervents admirateurs se lancent dans des déclarations enflammées. De l’autre, ceux qui le détestent prouvent, moult on-dit à l’appui, combien il était cruel et méprisant. Une chose est certaine, même mort, il ne laisse personne indifférent.
Disparu il y a cinq mois à peine, son statut d’icône n’a pas attendu sa disparition pour s’installer à l’échelle planétaire. Loin de là – c’est un des mystères de ce génie, que Raphaëlle Bacqué, journaliste et grand reporter au journal Le Monde a cherché à comprendre à travers une enquête de plus de deux ans.
J’ai eu le privilège de la rencontrer, lors d’un petit déjeuner organisé par les éditions Albin Michel, qui viennent de publier son dernier ouvrage, « Kaiser Karl ». Autour d’un café et d’une orange pressée, la journaliste prodigieusement captivante nous a expliqué pourquoi, après diverses personnalités politiques, elle avait décidé de se consacrer à Karl Lagerfeld. Ce n’est pas tant l’animal politique qui la fascine à travers toutes ses personnalités qu’elle côtoie dans son quotidien, mais la façon dont le pouvoir transforme ces hommes et femmes qui ont accès aux plus hautes sphères.
Raphaëlle Bacqué
Chez Karl Lagerfeld, il y a un autre élément déterminant; sa capacité à maîtriser sa vie, quand on sait qu’une bonne partie de sa légende a été bâtie sur des mensonges. Mais loin d’être un mythomane, il maîtrisait les fausses informations qu’il donnait, s’amusant même à en remplacer une par une autre. Ainsi, il se racontait une ascendance paternelle un jour suédoise, le lendemain danoise – certainement pour mieux brouiller les cartes qu’il gardait bien en main. Et c’est bien ce qui a rendu l’enquête compliquée, car tout (ou presque) était réinventé – à commencer par son âge sur lequel planait un doute, alors qu’il était si facile de se plonger dans les archives des journaux de novembre 1954 lorsqu’il gagne le concours de la Chambre Syndicale de la couture parisienne et d’y lire qu’il avait 21 ans. C’est plus tard qu’il se rajeunira, et commencera à travailler sa légende.
Commencée du vivant de Lagerfeld, l’enquête de Raphaëlle Bacqué a nécessité de rencontrer le maître, ce qui fut chose possible après maintes demandes. S’il a commencé par la séduire pour recueillir sa sympathie, il fut tout de suite très clair qu’il ne dévoilerait rien. Nombreux sont ceux qui s’y sont cassé les dents, et la seule biographie parue en France a fait un bide monumental – la pression mise sur les uns et les autres pour ne pas en parler était trop forte.
La journaliste a toutefois pu rencontrer beaucoup de proches qui ont livré leur témoignage – certains, terrorisés, ont demandé à garder l’anonymat. Karl Lagerfeld n’avait pas son pareil pour écarter les collaborateurs devenus indésirables et briser des carrières. Tant d’anecdotes, humiliantes souvent, ont été recueillies
Cette enquête a permis à Raphaëlle Bacqué de livrer une biographie qui a la saveur d’un roman, et qui tout en allant au plus près de l’histoire du couturier, garde son objectivité journalistique. Document passionnant, qui retrace l’enfance où déjà se profilent intelligence, créativité, mais aussi un certain complexe de supériorité qui ne le quittera jamais, une enfance dont il a gommé toute sa famille, à commencer par son père, pour ne faire subsister que celle qu’il réinventera comme le reste: sa mère Elisabeth.
Dans cette biographie, la journaliste raconte les débuts à Paris, la rencontre avec Yves Saint Laurent qui deviendra son plus grand rival, la décadence des années 70 et 80, le luxe dont il s’est entouré et son train de vie hors norme, Jacques de Bascher son grand amour – et une seule constante: son acharnement dans le travail, sa créativité incroyable, tout pour combler une peur immense du vide.
Si les créateurs sont souvent reconnus pour des pièces iconiques – la saharienne ou le smoking chez YSL, la maille chez Sonia Rykiel, le tailleur en tweed de Coco Chanel, les lunettes surdimensionnées chez Emmanuelle Khanh, Lagerfeld n’est pas l’inventeur d’une pièce phare, il est le créateur génial de son personnage – démonstration parfaite de son génie créatif.
Titre: Kaiser Karl
Auteur: Raphaëlle Bacqué
Editeur: Albin Michel
Parution: Juin 2019