Il y a des livres qu’on n’arrive pas à quitter. Des livres qui nous touchent si intimement qu’ils nous suivent des jours encore après avoir tourné à regret la dernière page.
C’est ce qui vient de m’arriver avec Le coeur converti, le nouveau roman de Stefan Hertmans. Après un récit familial et personnel captivant dans Guerre et Térébenthine, l’écrivain choisit à nouveau la veine historique pour ce nouveau livre, dans lequel il mêle avec maîtrise la genèse de son roman à travers le récit d’une enquête de longue haleine, et l’histoire de ses personnages tissée à partir des matériaux récoltés lors de ces recherches.
Le résultat est passionnant pour qui est curieux de récits historiques enfouis, du lointain et mystérieux Moyen-Age, de destins de femmes hors du commun et néanmoins tragiques, et de l’histoire du judaïsme en Europe.
Stefans Hertmans est belge, mais il séjourne régulièrement dans le petit village provençal de Monieux, qui sous ses dehors tranquilles cache le tragique épisode d’un pogrom au 11ème siècle, pogrom qui pourrait être à l’origine de la légende d’un trésor caché dans le village.
Hanté par cette histoire, l’écrivain va essayer de reconstituer l’histoire à partir d’un fragment de parchemin trouvé dans la vieille synagogue du Caire. Ce parchemin, comme tous les écrits qui portaient le nom de Dieu, a été déposé dans la genizah du lieu sacré, où il a reposé pendant près de huit cent ans…
Sa traduction a permis de dévoiler une lettre de recommandation en faveur d’une jeune prosélyte d’origine chrétienne, convertie par amour au judaïsme et qui va devoir fuir pour échapper aux chevaliers que son père a lancés à sa poursuite pour la ramener.
Ainsi est née Vigdis Adélaïs, la triste héroïne de ce sombre roman.
Nous sommes en 1090, dans la ville de Rouen, peuplée des descendants des vikings qui sont autrefois venus de leur grand nord pour envahir ces terres. Vigdis est la fille d’un de ces seigneurs normands et d’une jeune noble originaire des Flandres. Elevée dans la tradition qui sied à son rang, la blonde Vigdis échappe pourtant à la vigilance de sa famille et s’éprend d’un jeune homme juif, David Todros, fils du rabbin de Narbonne venu étudier à la Yeshiva de Rouen. Il faut imaginer que Rouen est alors, avec Narbonne, la principale terra judaeorom de notre actuelle France!
Le risque encouru par les deux jeunes amoureux est considérable. Au mieux, Vigdis sera bannie par sa famille. Au pire… ils n’ont pas le temps d’y penser, car ils s’enfuient, avant que le père de Vigdis lance des chevaliers aux trousses de sa fille.
Dans un pays de tous les obstacles (comment traverser des fleuves à une époque où il n’y avait pas de ponts qui les enjambaient?) et de tous les dangers (qui des vagabonds ou des bêtes sauvages étaient les plus à craindre?) fuir n’est pas une mince affaire, et les deux jeunes amants mettront plusieurs mois avant de pouvoir atteindre Narbonne, où Vigdis sera enfin baptisée selon le rite juif dans le mikvé de la synagogue – Hamoutal Sarah, telle qu’elle se nomme dorénavant, pourra ensuite épouser David.
Le jeune couple devra hélas bientôt fuir à nouveau, toujours poursuivi par les chevaliers normands. Cette fois-ci, Hamoutal risque le bûcher.
Refugiés à Monieux, qui abrite alors une communauté juive, David et Hamoutal pourront vivre sereinement quelques années et devenir les parents de trois jeunes enfants. Avant l’arrivée
des croisés qui ont pris la route de Jérusalem sous la houlette du pape Urbain II – eux aussi ont entendu parler de cette jeune chrétienne blonde aux yeux bleus…
Dans un de ces accès de barbarie qui feront leur triste réputation tout au long de leur chemin, les croisés vont en partie détruire le tranquille village provençal et réduire quasi à néant la communauté juive – le vieux rabbin Joshua Obadiah a tout juste le temps de cacher en lieu sûr le trésor de la synagogue. David est assassiné, tandis que les deux jeunes premiers enfants du couple sont enlevés. Persuadée que les croisés les emmèneront avec eux jusqu’à Jerusalem, Hamoutal à présent veuve doit fuir à nouveau, pour les retrouver.
La fuite est devenue sa seconde nature. Le rabbin Obadiah lui écrit alors la lettre de recommandation (aujourd’hui conservée à Cambridge) qui devra leur faciliter le voyage à elle et à ce jeune enfant qui lui reste.
La présence du manuscrit au Caire permet de déduire aujourd’hui qu’Hamoutal a pu atteindre la ville égyptienne autrefois connue sous le nom de Fustat-Misr – mais pour arriver ici, elle aura dû traverser les mers, endurer à nouveau mille souffrances avec son enfant.
Ce n’est pourtant pas là que Stefan Hertmans choisira de laisser tranquillement sa triste héroïne à son destin – Hamoutal, devra expier sa faute aussi longtemps qu’elle vivra sa courte vie, vouée à un sort où la tristesse n’aura d’égale que la folie à laquelle elle se condamnera, âme sans repos vouée à la fuite et à l’errance perpétuelle.
Stefan Hertmans semble avoir partagé viscéralement les affres de cette errance, littéralement possédé par l’histoire de ce manuscrit et de cette jeune prosélyte qui a vécu il y a mille ans – mille ans, une éternité, un rien à l’échelle de l’humanité.
Il va reconstituer le parcours de d’Hamoutal, réfléchir aux chemins qu’ils vont pouvoir emprunter par rapport aux voies de circulations existant au onzième siècle. Dans chacune des villes où il situe le passage du couple, et d’Hamoutal seule, Stefan Hertmans va explorer les vestiges de l’époque, et être au plus près d’elle.
A Rouen, tout d’abord, Stefan Hertmans va aller sur les pas du jeune couple dans le quartier juif. La yeshiva, aussi incroyable que cela puisse paraître, est encore là, plusieurs mètres sous terre, sous le palais de justice actuel. En même temps que l’auteur, nous découvrons un bâtiment magnifiquement conservé, découvert en 1976 à l’occasion de la construction d’un parking. Toucher l’histoire de si près, concrètement, est littéralement bouleversant:
A Clermont-Ferrand, c’est la crypte romane du dixième siècle de la basilique Notre-Dame-du-Port qui va provoquer chez l’auteur – et son lecteur – un second choc émotionnel: « Après la yeshiva de Rouen, cette crypte, avec ses colonnes vieilles de mille ans, est le deuxième lieu où que me tiens aussi près de ce que Vigdis a pu voir et sentir »
Poursuivant le voyage à Narbonne, Stefan Hertmans se rend sur les lieux de l’ancienne synagogue.
C’est au Caire que le récit va se déployer concrètement, lorsque dans le quartier médiéval de la ville l’auteur va trouver la légendaire synagogue Ben Ezra de Fustat (Al-Shamiyin), une des plus anciennes au monde – et dépositaire de la lettre de recommandation du rabbin Joshua Obadiah trouvée en 1888.
Solomon Schechter en train d’étudier les manuscrits de la genizah à la synagogue Ben Ezra
Mais la plus grande découverte, la preuve concrète de la synagogue de Monieux, c’est l’auteur lui-même qui la trouvera – je vous laisse la découvrir dans le roman.
Etant fascinée par tous les témoignages de l’histoire juive, ce roman avait tous les atouts pour me séduire. L’auteur a également étayé son récit de faits passionnants sur la vie au Moyen-Age.
A travers cette reconstitution érudite, il a su rassembler les fragments d’histoire, combler par une fiction extrêmement vraisemblable les pans laissés libres à l’imagination, et redonner une identité et une vie à cette jeune femme, si incroyablement moderne et émancipée à travers son regard.
Avec Le coeur converti, Stefan Hertmans démontre une nouvelle fois son talent de conteur, exprimé avec un lyrisme et une poésie bouleversants surtout lorsqu’il s’attache à décrire la beauté de sa Provence d’adoption.
Vous l’avez compris, je suis entièrement et passionnément conquise par ce récit extraordinaire.
Si l’existence de la genizah de la synagogue du Caire vous interroge, je vous invite à poursuivre votre lecture sur une autre genizah, découverte en 2012 à Dambach-la-Ville en Alsace. Vous découvrirez pourquoi des écrits et des objets étaient déposés dans une pièce des synagogues: Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme
Le journal Le Monde avait également consacré un article très complet à cette exposition
Pour ma part, je suis toujours à l’affut de ces témoignages de l’histoire du judaïsme. Je suis fascinée notamment par les anciens mikvés.
Si vous avez la chance d’aller à Syracuse, vous pourrez en visiter un extraordinaire (et certainement le plus ancien en Europe) sur l’île d’Ortigia – il contient trois bassins en forme de trèfle qui se remplissent naturellement par une eau de source dans une pièce principale, tandis que deux pièces attenantes ont également chacune un bassin. L’ancienne synagogue est à deux pas, à l’emplacement de l’église San Giovanni Batista.
J’ai également eu la chance de visiter cet été l’ancienne Synagogue de l’Eau d’Ubeda, en Andalousie – découverte comme souvent à l’occasion de travaux, elle a permis de mettre à jour l’ancienne maison du rabbin ainsi que le bain rituel, extraordinairement préservé.
★ ★ ★ ★ ★
Titre: Le coeur converti (De Bekeerlinge)
Auteur: Stefan Hertmans
Editeur: Gallimard
Parution: Septembre 2018
2 réflexions sur “Le coeur converti”