L’odyssée de Sven

couverture du livre L'odyssée de Sven

En Europe, tandis que les hommes se battent dans une première guerre mondiale qui déchire les pays, la Suède vit à l’abri du chaos. 

A Stockholm, où il est né, Sven a peu d’appétit pour le travail, les taches répétitives l’endorment, rien ne semble trouver d’intérêt à ses yeux, si ce n’est les livres racontant des histoires d’explorateurs du grand nord. 

C’est ainsi, un peu malgré lui tout de même, qu’il va rejoindre en 1916 le Spitzberg, pour travailler dans une mine à Longyear. 

Après quelques mois d’un travail harassant et d’une vie ennuyeuse où il n’entrevoit rien de l’aventure dont il rêvait, Sven est victime d’un accident qui va le défigurer et l’affubler d’un des surnoms qui lui resteront: Sven le borgne. 

Engagé comme intendant dans un camp, Sven va finir par mener la vie solitaire à laquelle il aspirait en devenant trappeur.

Mais il n’y a rien de glorieux dans ses aventures. Sven est un apprenti trappeur médiocre, il n’a pas le feu sacré de son maître, le finlandais Tapio, il est rempli de peur et manque de confiance en soi.

C’est pourtant à partir de ce moment, dans la solitude polaire des hivers sans fin, que le roman prend une envolée sublime et passionnante.

A la mesure de l’émerveillement que procurent les paysages glacés, traversés ici par la légèreté d’un renard, la présence d’un morse qui s’apprivoise, là par le pas menaçant d’un ours.

Loin du monde, c’est sur ces terres hostiles à l’homme que Sven, l’ermite replié dans sa cabane de bois, va recevoir les témoignages d’amitié les plus forts et qu’il va s’accrocher à la vie dans les moments les plus difficiles. Loin des hommes, Sven va se réhumaniser.

L’Arctique a un effet bizarre sur les gens. Peut-être aussi que des gens bizarres viennent en Arctique. Ça revient un peu au même.

Dans une progression lente, le roman se déploie avec maestro, à la hauteur des grands espaces du Spitzberg. Sven est un parfait anti-héros, un peu antipathique au démarrage, et qui devient plus attachant dans la difficulté.

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Du même sang

couverture du livre "Du même sang" de Denene Miller

Du sud ségrégationniste des années 1960 au New-York des années 2000, Denene Millner nous transporte dans une saga féminine puissante sur les liens du cœur et du sang, inspirée de sa propre histoire.

Au commencement, il y a Grace, élevée par sa grand-mère en Virginie. Une grand-mère qui a un double don, celui d’accoucher les femmes, et celui de « voir ». Mais sur ces terres dominées par les Blancs, le moindre reproche fait à un Noir est une condamnation à mort. Lorsque sa grand-mère est arrêtée, Grace doit fuir pour échapper au lynchage. Elle est accueillie par sa grand-tante à Brooklyn, à qui elle sert de bonne à tout faire et de souffre-douleur. Le jour où Grace s’éprend de Dale, un jeune homme noir promis à de brillantes études, elle signe sa propre condamnation: le bébé qu’ils vont concevoir lui est arraché, et abandonné sur les marches d’un orphelinat.

L’histoire s’ouvre alors à Long Island sur Doleres, une autre femme noire qui a surmonté une enfance et une adolescence traumatique. Parce qu’elle et son mari ne peuvent avoir d’enfants, ils vont adopter la petite fille mise au monde par Grace. 

Comment Rae, cette petite fille, fera-t-elle face à la maternité le jour où à son tour elle deviendra mère?

Ici ne sont esquissées que les grandes lignes de ce foisonnant roman, qui raconte avec une extraordinaire richesse les destins de ces trois femmes. « Du même sang » explore les généalogies, déploie les vies de celles qui se débattent non seulement avec leur condition de femme, mais leur condition de fille, de femme, de mère noire. Denene Millner émaille son récit de réflexions profondes et bouleversantes sur les origines, le mariage, la maternité, la transmission. L’écriture est à l’image du propos, sanguine, mais aussi précise, percutante, sensuelle, poétique, imbibée d’un bouillon métaphorique au goût de racines du Sud et d ’Afrique.

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L’invitée

photo du livre L'invitée d'Emma Cline

Revoici Emma Cline dans toute sa troublante splendeur, la plume aiguisée pour mieux trancher à vif dans le plat des eaux tranquilles de Long Island.

C’est à travers un de ces personnages dérangeants dont elle a le secret que le malaise éclot dès les premières pages: Alex, une jeune femme de 22 ans, s’est posée le temps d’un été dans la maison de Simon, se laissant entretenir par cet homme distant en échange de sa présence silencieuse et de ses faveurs sexuelles. 

Alex représentait une sorte de meuble social inerte: seule sa présence était requise, aux dimensions et aux formes d’une jeune femme

Elle a fui New York, virée d’une colocation dont elle ne payait pas le loyer, et harcelée par un certain Dom, client qu’elle a escroqué.

Jour après jour, Alex erre entre la plage et la maison de Simon, revêt les robes précieuses qu’il lui a offertes, jusqu’à cette soirée où elle commet un faux pas. Alex est renvoyée sans appel, raccompagnée à la gare où elle prendra le prochain train pour New York. 

Mais à quoi bon rentrer, puisqu’elle n’a plus de toit, et aucune perspective?

Alors Alex décide de rester jusqu’au Labour Day, dans cinq jours – elle compte bien assister à la fête que donnera Simon, persuadée qu’il sera heureux de la revoir.

Pendant cinq jours, dans un compte à rebours vers cette soirée, elle va errer avec un objectif: où dormir?

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Cléopâtre et Frankenstein

couverture du livre Cléopâtre et Frankenstein

Quand il se rencontrent un soir de Saint-Sylvestre dans le monte-charge d’un immeuble bobo de TriBeCa, c’est comme si se rejouait devant nous la rencontre de John John Kennedy et Carolyn Bessette tant Frank et Cleo leur ressemblent… derrière leur beauté stylée, leur grain de folie et les fêtes new yorkaises pailletées de coke, le pire est à venir.

Cleo a vingt-quatre ans, un magnifique visage aux yeux clairs encadré de longs cheveux blonds, et un visa étudiant qui arrive à expiration. Frank a vingt ans de plus, la beauté brune et assurée de celui à qui tout réussit.

Coup de foudre, coup de tête et mariage théâtral entourés d’amis déglingués, comme eux: la vie à Manhattan ressemble à une débauche permanente d’alcool, de drogues et de sexe,

Vous l’aurez compris, Frank et Cleo sont deux êtres amochés. Elle, une artiste, a fui Londres à la mort de sa mère. Lui, publicitaire, s’est construit tout seul. Et leurs démons ne sont jamais loin. 

Quand la part la plus sombre de toi rencontre le plus sombre en moi, cela crée de la lumière

avait écrit Frank dans ses voeux de mariage.

Après l’euphorie des premiers mois de mariage, Cleo est rattrapée par la dépression, et se sent de plus en plus incomprise par Frank qui croit voir la vie plus belle en se noyant dans l’alcool. Et ne voit rien.

Deux personnes cassées peuvent-elles se sauver l’une l’autre?

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La mémoire de l’eau

couverture du livre La mémoire de l'eau

24 heures dans la vie d’une femme – ou comment, en une journée, une femme va remettre en perspective toute sa vie.

Ellie a passé tous ses étés dans la maison de vacances construite par son grand-père à Cape Cod. Surnommé le « Palais de papier » à cause de ses cloisons bon marché qui s’effritent, le bungalow spartiate renaît chaque été, en même temps qu’on en chasse les souris et toutes les bêtes qui y ont fait leur nid pendant l’hiver. Le luxe de la maison réside dans le Bois Sauvage où elle a été érigée, et dans le lac et l’océan dont elle jouit.

C’est un nouveau soir d’été, où les amis de toujours se retrouvent, boivent, et où tout bascule entre Ellie et Jonas, son meilleur ami depuis leur tendre enfance.

Au petit matin, face à cet étang qui depuis 50 ans a été témoin des drames de sa famille, Ellie sait qu’elle va devoir faire un choix: poursuivre son chemin comme si de rien était auprès de son mari Peter et de leurs trois enfants. Ou alors, bifurquer, tout quitter, pour rejoindre Jonas, à qui son coeur appartient depuis quatre décennies.

En alternant les heures qui s’égrènent jusqu’au choix qu’elle va devoir faire, les flashs se succèdent en remontant le passé, revisitant les moments fondateurs de l’enfance, et remémorant les secrets scellés par les promesses. 

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Eté après été

photo du livre Eté après été d'Elin Hilderbrand

Voilà un excellent candidat au « livre qu’il faut absolument emmener en vacances » (enfin, si vous réussissez à ne pas le lire avant!).

Elin Hilderbrand nous avait régalés avec « Un été à Nantucket » l’an dernier, elle récidive cette année avec « Eté après été ». 

Elle aime l’été, et nous on aime les étés à Nantucket avec Elin Hilderbrand! 

Car oui, ce nouveau roman se passe encore (et pour notre plus grand plaisir) à Nantucket.

Mallory Blessing et Jake McCloud ont la vingtaine lorsqu’ils se rencontrent en 1993, à l’occasion de l’enterrement de vie de garçon de Cooper, le frère de Mallory. Après une expérience de vie décevante à New York, elle s’est installée à Nantucket. La rencontre avec Jake est une évidence, et Jake est prêt à plaquer Ursula, sa relation de longue date. Mallory, elle, n’est absolument pas prête à plaquer Nantucket. 

Ils vont prendre une décision qui va engager leur vie: tous les ans, ils se retrouveront chez Mallory pour le week-end de la fête du travail à la fin de l’été. Peu importe leur future situation maritale, ils s’attendront chaque année pendant 362 jours et ne se contacteront qu’en cas d’absolue nécessité. Comme dans le film « Même heure, l’année prochaine », que vénère Mallory.

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Des souris et des hommes (nouvelle traduction)

couverture du livres Des souris et des hommes

Le 4 juin 2017, dans un post sur Instagram où je parlais de ma relecture de « Des souris et des hommes », j’écrivais:

« L’oeuvre est toujours aussi puissante, même si la traduction française paraît un peu vieillotte avec des tournures de phrases, surtout dans les dialogues, qui ont fait leur temps et gagneraient un peu à être dépoussiérées. Mais je chipote… »

C’était la traduction de Maurice-Edgar Coindreau, qui faisait référence depuis 1955, et à laquelle succède celle d’Agnès Desarthe – qui devait être alignée avec mes pensées!

Lorsqu’on lit cette nouvelle traduction, on est tenté de faire une étude comparative des deux textes, de vouloir comprendre ce qu’elle a voulu non pas améliorer, mais ce qu’elle a perçu, elle, de l’oeuvre de Steinbeck.

Récemment encore, j’avais un regard indifférent sur le fait qu’une femme traduise un texte d’homme, et vice versa. Le mouvement Woke a soulevé des questionnements, par ses allégations parfois très poussées affirmant qui avait le droit de traduire quoi. Comprendre un texte, le mettre en mots dans une autre langue: un traducteur peut-il avoir ses limites (culturelles, sexuelles par exemple)? Ou un travail en amont du sujet (comme je l’observe chez les traducteurs que je suis ici) peut-il suffire à s’approprier ce texte? Finalement, chacun doit connaître ses propres limites, savoir ce qu’il se sent capable de traduire, ou pas.

En aucun cas je ne dirai qu’Agnès Desarthe, en tant que femme, était illégitime pour traduire l’immense texte de Steinbeck.

Bien au contraire, son travail est très proche de celui de Coindreau. La différence se joue dans les détails, dans des descriptions parfois plus imagées, dans des mots qui depuis 1955 sont entrés dans le langage commun. Les pantalons et vestes en serge de coton bleue à boutons de cuivre chez Coindreau sont devenus du denim, une étoffe brute avec des boutons en laiton. Le chapeau de feutre est devenu un Stetson, ou le palefrenier un negro de palefrenier (censure annulée?). On vouvoie parfois à la place du tutoiement. Mais au-delà de ce passe-passe de mots, la différence se joue surtout dans un texte où affleure une dimension plus poétique et raffinée, là où Coindreau était plus rustique, plus rural.

Pour autant, cela ne change rien à l’histoire poignante de George et Lennie, duo improbable dont l’universelle fraternité et l’injuste destin traversent les décennies. 

Fidèle à Steinbeck, là où peut-être on aurait aimé voir la romancière prendre le dessus et trahir pour réinventer une fin heureuse, Desarthe ne nous a pas épargné d’avoir le coeur brisé en refermant la dernière page. 

Et elle nous offre, avec ce très beau texte, la possibilité de (re)lire avec un plaisir infini ce chef-d’oeuvre de la littérature américaine.

Titre: Des souris et des hommes (Of mice and men)

Auteur: John Steinbeck

Editeur : éditions Gallimard

Parution (nouvelle traduction): avril 2022

Mary Toft ou la reine des lapins

Mary Toft ou la reine des lapins, Dexter Palmer

La ville de Godalming est en émoi le jour où débarque une caravane de monstres de foire.

Sous un chapiteau, tous ceux qui ont payé leurs six pence vont bientôt pouvoir assister au spectacle de Nicholas Fox – avant cela, les femmes enceintes sont priées de sortir: nous sommes en 1726, et la croyance qui veut que l’état d’esprit d’une femme enceinte pendant sa grossesse ait une influence sur l’enfant à naître est vivace. Autant les préserver des déviances qu’elles pourraient voir.

John Howard, le médecin de la ville, accompagné de son jeune apprenti Zachary Walsh, assiste au spectacle  et s’interroge – cette femme à deux têtes, cette autre sans squelette, le garçon mi-homme mi-ours sont-ils réels?

Quelques jours plus tard, le médecin est conduit au chevet d’une patiente par son mari affolé: elle est sur le point d’accoucher. Et si l’imminence d’une naissance est peu envisageable en l’absence d’une conception, la naissance elle-même est encore plus surprenante: Mary Toft accouche d’un lapin – en morceaux!

Par quel mystère une telle mise bas est-elle possible? Les connaissances scientifiques du médecin sont éprouvées, et les naissances de petits lapins se succèdent… Alertés, les éminences médicales débarquent de Londres. Miracle, supercherie?- après dix-sept naissances de lapins qui laissent les scientifiques et les religieux circonspects, le roi Georges prie de faire venir Mary Toft et son mari Joshua à Londres pour la prochaine naissance…

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L’Eveil

L'Eveil, Kate Chopin

Fin du XIXe siècle, un été en Louisiane.

La bourgeoisie créole de La Nouvelle-Orléans se retrouve en villégiature à Grand-Isle, face au golfe du Mexique, dans la pension de Madame Lebrun.

Edna Pontellier y mène une vie plaisante, entre les soirées musicales et les journées de bain de mer avec la sensuelle Madame Ratignolle et le séduisant fils de Madame Lebrun, Robert. 

Léonce Pontellier est un mari aimant et débonnaire (mais on nous rappelle vite que leur union est un « mariage purement accidentel ») et Edna aime leurs petits garçons, surtout de loin, quand leur nounou quarteronne s’en occupe. Auprès de Mme Ratignolle et de Robert, qui a jeté son dévolu sur elle, Edna accède à une certaine légèreté, mais aussi à une prise de conscience de son être, de sa sensualité, tandis qu’elle s’éprend de Robert – mais le départ précipité de ce dernier la plonge dans une mélancolie qui va lui donner l’impulsion de s’affirmer comme femme à part entière, et comme artiste.

Elle ne percevait encore qu’une chose: son être – son être actuel – était d’une certaine manière différent de son être d’autrefois. Elle ne se doutait pas encore qu’elle voyait avec d’autres yeux, rencontrait en elle de nouvelles dispositions qui éclairaient tout ce qui l’entourait d’un jour inconnu 

De retour à La Nouvelle-Orléans après l’été, Edna continue de se consumer pour Robert, dont elle espère un jour le retour. Les rêves romantiques de sa jeunesse l’ont regagnée et elle se laisse aller au jeu de la séduction avec un nouveau prétendant, Alcée Arobée. 

Mais c’est aussi une nouvelle Edna qui est est revenue de Grand-Isle, une Edna qui chaque jour s’affirme davantage, consciente du poids d’être femme et mère. Devant son époux stupéfait de son changement, mais qui la laisse agir en attendant qu’elle revienne à la raison et étouffe les scandales, Edna « entretient des idées sur les droits des femmes », et agit à sa guise, forte de son éveil à la vie.

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Les anges et tous les saints

Les anges et tous les saints de J. Courtney Sullivan, Le livre de poche

Après trois formidables romans parus entre 2009 et 2013 aux éditions rue Fromentin, J. Courtney Sullivan avait disparu de mes radars – et voici que je tombe récemment par le plus grand des hasards sur une version poche de son dernier roman, paru très discrètement en 2018… 

J. Courtney Sullivan, depuis « Les débutantes », excelle à raconter les relations féminines, les liens familiaux, et l’évolution des femmes depuis les années 1950 jusqu’à aujourd’hui.

« Les anges et tous les saints » ne déroge pas à cette sainte trinité, reprenant ses thèmes fétiches mais en ancrant cette fois-ci la genèse de son histoire en Irlande.

Nous sommes en 1957, Nora et Theresa Flynn sont soeurs. Nora, l’aînée, doit épouser Charlie Rafferty, celui à qui elle est promise depuis des années – Charlie devait hériter de la ferme familiale, voisine de celle des Flynn, mais son père en a décidé autrement. 

Parti pour un nouveau départ en Amérique, Nora quitte leur village d’Irlande pour le rejoindre, emmenant avec elle sa petite soeur Theresa – espérant lui offrir ainsi un avenir meilleur qu’en Irlande.

A Boston, Nora intègre timidement la vie américaine et retarde son mariage de raison avec Charlie. Theresa, du haut de ses dix-sept ans, embrasse avec appétit tout ce que cette nouvelle culture lui apporte. 

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